AVL FOREVER – ou 30 pages de protocoles de fonctionnement de l’Atelier Van Lieshout : l’envers du décor rapporté par une ancienne stagiaire.
Lire ce manuel, c’est valider son visa pour entrer dans un monde nouveau. Tout y est expliqué, de la genèse de l’Atelier en 1995, aux consignes de sécurité, en passant par le rythme de travail et les recommandations en cas de « gueule de bois matinale ». Ce document remis aux nouveaux arrivants atteste de la spécificité du lieu et de son fonctionnement. C’est un rite de passage qui déroute souvent les stagiaires. Avec son aspect un peu ironique, imprimé sur des feuillets A4, ce livret donne au premier jour chez Van Lieshout une allure de baptême très officiel.
Les lendemains sont moins solennels et organisés en fonction des projets supervisés par les différents employés. Les 12 collaborateurs (sculpteurs, charpentiers, soudeurs et anciens stagiaires embauchés) dirigent à tour de rôle les nouveaux, équipés de leurs boîtes à outils personnelles. Ils seront dispersés sur les différents projets en cours ou réquisitionnés pour des commandes spéciales en fonction de leurs compétences. De jeunes étudiants architectes vont par exemple dessiner des plans d’extension de l’Atelier alors que des étudiants en art prendront en charge un projet d’exposition et la logistique de son montage.
Vue d’une partie du pôle “sculpture”.
L’Atelier Van Lieshout est une immense plateforme de création constamment en mouvement, à l’image du travail de Joep, son fondateur. Elle se compose de 4 pôles : bois, sculpture, métal et résine/fibre de verre. Chacun a sa spécialité et dirige des projets dessinés ou sculptés en amont par Joep. À la fois artiste designer, designer artiste, sculpteur mais aussi architecte à ses heures, voire planificateur, il consacre sa recherche et ses productions au dessein d’utopies et dystopies. À travers des objets usuels et non usuels, des peintures, des sculptures, des aménagements, ce craftman des outils et des espaces dessine et produit des formes, qui sont ensuite traitées et peaufinées par ses collaborateurs.
Ici, tout le monde s’affaire du matin au soir au rythme d’une cloche affolante, la seconde grande spécificité d’AVL.
À l’instar des cloches d’usine, elle indique le début du service à 8h45, la pause repas (suivant les coutumes hollandaises, 30 minutes de course au sandwich le plus vite avalé), une pause café de 15 minutes dans l’après-midi et une dernière sonnerie assourdissante à 17h30, heure à laquelle tout le monde est libéré.
Très discrète, la cloche est pourtant un des piliers de ce grand Atelier.
Cette sonnerie, proche du retentissement sonore du premier mercredi du mois des pompiers français, tronçonne la journée. Invasive mais efficace, elle augmente le rendement des équipes. Aménager son temps, anticiper et savoir quoi faire en cas de temps mort sont les grandes qualités des anciens d’AVL. Néanmoins cette présence donne parfois l’impression de n’être qu’un maillon d’une chaîne de production très organisée, à l’image de Slave City, un projet de l’artiste amorcé en 2005. Ici tout le monde est bien mieux considéré et personne ne recycle ses besoins pour produire de l’énergie, mais il arrive parfois de constater qu’hommes et femmes travaillent chacun dans leurs pôles, respectivement métal et sculpture.
Vue d’ensemble d’AVL Ville.
Du temps d’un ancien atelier, lui aussi situé sur le port de Rotterdam, à quelques pas de l’actuelle adresse, la fine équipe dirigée par l’artiste construisait des armes et cultivait son jardin. En 2001, huit mois durant, s’est érigée AVL Ville, un État libre que la police s’est empressée de démanteler. Nenad, Yolanda, Douwe, Coen et Harm, les collaborateurs de l’ombre « présents depuis toujours », racontent souvent – avec une once de nostalgie – la vie à l’époque où les principales activités consistaient à jouer au chat et à la souris avec les autorités municipales, festoyer la nuit tombée et entretenir ce quotidien alternatif où tout le nécessaire était en place pour vivre d’amour, de bières fraîches et de fibre de verre.
Équipés d’une cantine, d’un hôpital, d’un bordel et de dortoirs, on y fabriquait son propre mobilier en plus d’ériger des drapeaux, concevoir des sculptures et frapper sa propre monnaie, afin d’être « légalement » autorisé à vendre de la bière. Chacun devant trouver sa place au sein de la communauté tout en se sentant unique et libre d’aller et venir, les habitants du territoire ont rédigé une Constitution afin de répondre à d’éventuelles querelles internes.
En « externe » et presque quotidiennement, des représentants de la ville de Rotterdam et/ou des policiers intervenaient eux aussi afin d’arrêter et proscrire la plupart des activités, par exemple la fabrication d’armes, considérée comme illégale.
Une des reliques de la grande anarchie - Source : Atelier Van Lieshout, A Manual.
Joep et les siens trouvaient alors un moyen de contourner la loi en nommant par exemple le statut de ces objets, non plus usuels mais « œuvres d’art ». C’est ce qui a progressivement construit AVL Ville, son apogée et son déclin.
Atelier Van Lieshout, A manual - couverture.
Après une brève quasi-autarcie, cet État libre a dû disparaître pour que personne ne soit emprisonné. Aussi, beaucoup des processus de travail de cette grande époque sont relatés et offerts aux curieux dans le Manuel, un généreux livre regorgeant d’instructions diverses et variées. Comment cuisiner le cochon, comment fabriquer son propre évier en résine et fibre de verre, comment fabriquer des armes, l’intérêt des armes/bijoux et leurs dessins, les techniques de manipulation de la fibre de verre, la distillation d’alcool, la fabrication de petites architectures de survie et bien plus encore.
Source : Atelier Van Lieshout, A manual - extraits.
Se faisant aujourd’hui rare, cet ouvrage reste la parfaite référence de l’ambiance plus anarchiste mais non moins productive de l’époque.
Aujourd’hui...
Les temps ont changé, l’Atelier a prospéré et nécessite désormais une équipe de managers. Installés à l’étage et dominant l’immense plateforme par une persienne, ces gérants s’occupent d’engager les concours d’art et design, de gérer les commandes, de traiter avec les différentes galeries de l’artiste, de faire évoluer l’espace actuel et son rayonnement et d’organiser des événements annexes, en moyenne une fois par an. Loin de l’ambiance d’antan, la studieuse équipe a apporté beaucoup de rigueur au quotidien des plus anciens. Les seules transgressions sont maintenant les bières partagées le vendredi soir. Mais... les plus chanceux édifient encore des territoires autonomes...
Bientôt, l’Atelier se mettra à nu dans plusieurs containers aménagés en plein centre-ville de Rotterdam, lors du Festival Happy Industry. À l’initiative d’AVL Mundo, la fondation créée par Joep Van Lieshout et ses collaborateurs, rejoints par des mécènes en 2008 : des artistes hollandais ont été invités à venir créer, forger, boire, manger et peut-être dormir trois jours durant.
Très préoccupé par l’industrie, ses outils, son fonctionnement et son évolution à travers le temps, l’artiste, son équipe, les artistes invités et les partenaires investiront le Museumpark du 12 au 14 Septembre 2014, dans un processus décomplexé de productivité heureuse. Une forge sera installée dans des containers et les organisateurs fabriqueront de petits objets, via des moules de modèles réduits du travail de Joep et aussi des productions des invités. Des films y seront projetés avec un thème par jour et des visites et conférences seront organisées dans les espaces partenaires. Le programme est disponible en ligne, sur le site d’AVL Mundo et sa page Facebook. L’événement étant entièrement gratuit, curieux, ex-anarchistes et futurs stagiaires sont les bienvenus !