Biceps, bijoux et bord de mer

Écrit par Emilie Hammen, photographies Villa Noailles.

Défilés sur les plages de la modernité où l’on rencontrera notamment Coco Chanel, Boy Capel, les Noailles, Jean Cocteau et bien d’autres encore.

Anonyme, séance de gymnastique sur la terrasse de la piscine, 1928. Tirage sur papier, collection particulière en dépôt à la villa Noailles.Des thermes de Caracalla à Rome à la villa d’Hadrien à Tivoli, la civilisation romaine a laissé de grandioses témoignages de son goût pour le bain. Comme le souligne Rafael Pic dans son ouvrage L’Europe des bains de mer [1], quelques siècles de pudeur chrétienne plus tard, le rapport au corps, à la nudité et à l’eau a bien changé. Il faut attendre le XIXe siècle pour que le retour à l’eau et surtout à la mer ne s’opère. D’abord sous forme de prescriptions médicales, l’attrait pour le littoral s’affirme petit à petit le long des côtes européennes.

L’évolution des tenues de bord de mer connaît elle aussi une histoire singulièrement rétrograde. Si certaines mosaïques romaines témoignent de la vogue du bikini avant l’heure, les premiers costumes de plage du XIXe siècle nous laissent aujourd’hui perplexes par leur inadéquation. Bottines lacées à talon, jupons et corsets : rien, ou presque, ne les différencie d’un vêtement de ville. Le corps demeure dissimulé et contraint.

La progression du loisir balnéaire sera donc aussi celle de la définition d’une mode et d’un corps moderne, modelés par et pour le loisir.

La maille : un engouement balnéaire

Il est une personne en particulier à qui l’on doit un chapitre élémentaire de cette histoire.
Gabrielle (dite Coco) Chanel, à travers sa vie personnelle et son œuvre, alimente un nombre non négligeable de légendes : certaines dont elle s’est habilement fait l’auteure, d’autres que la postérité lui reconnaît volontiers [2]. Sa participation à l’élaboration du vestiaire de la femme du XXe siècle, moderne, indépendante et active, en est un exemple des plus marquants.

D’une femme-objet sanglée de corsets et décorée de babioles telle que le XIXe siècle l’avait dessinée, elle ne retient que le goût pour l’ornement qu’elle concentre exclusivement dans le bijou. Pour le reste, place à la sobriété, à l’aisance et au confort. Un élément-clé dans cette quête du moderne est l’adoption d’une matière inédite, jusque-là réservée aux sous-vêtements, pour les tenues de jour : le jersey. Un choix des plus audacieux pour son temps, intimement lié au contexte balnéaire.

.Anonyme, jeux dans la piscine, 1928. Tirage sur papier, collection particulière en dépôt à la villa Noailles.

Lorsqu’elle ouvre sa première boutique à Deauville en 1914, à la veille d’un été caniculaire et d’un conflit mondial, Chanel profite d’une conjoncture toute particulière : une aristocratie que les circonstances poussent à l’exil se réfugie dans la ville normande et se constitue en clientèle avide de dépenses et de nouveautés. Les tailleurs souples et dépouillés coupés dans cette matière que la créatrice raconte avoir remarqué dans les sweaters de son amant Boy Capel dénotent et séduisent tout à la fois. La technique de la maille [3] n’est pourtant pas une innovation technique propre à l’époque. Les sous-vêtements, bas et chaussettes sont depuis longtemps déjà réalisés dans ce textile plus souple, qui épouse avec plus d’élasticité les courbes du corps. L’innovation est donc avant tout stylistique et réside dans la volonté de montrer cette matière jusque-là dissimulée. Chanel, dont on qualifia le style de « luxe pauvre », saisit les qualités intrinsèques du produit et ose avec impertinence en repenser l’utilisation.

La créatrice poursuit dès 1916 son entreprise et ouvre une seconde boutique à Biarritz. Elle fait de nouveau le choix d’une ville balnéaire, avant même Paris, pour vendre ses vêtements coupés dans du jersey dont elle finira par acheter un stock entier à l’industriel Rodier. Le look Chanel s’impose : peaux bronzées par le soleil (que la créatrice est l’une des premières à arborer), costumes de bain et tailleurs sport sont l’apanage des classes aisées évoluant de la Riviera méditerranéenne aux côtes atlantiques et normandes.

Acrobaties sur la terrasse de la piscine / Marie-Laure de Noailles et Baba de Faucigny-Lucinge. Captures du film de Jacques Manuel Biceps et Bijoux tourné à Hyères en mars-avril 1928. Centre National de la Cinématographie.

Le sport en vogue

La mode d’alors, c’est donc avant tout le sport : golf, tennis, équitation et bien sûr natation. Les Noailles reçoivent leurs invités, dans leur villa à Hyères, entre salle de squash et piscine pour des séances de gymnastique en plein-air. Le tout devient prétexte d’un film en 1928, Biceps et Bijoux, sous la caméra de Jacques Manuel. Les Ballets russes de Diaghilev dévoilent le 20 juin 1924 au théâtre des Champs-Élysées, sous l’œil d’un public peu réceptif, le Train Bleu, du nom du train de luxe qui menait les vacanciers sur la côte d’Azur. Le livret de Jean Cocteau met en scène, sur une musique de Darius Milhaud, des danseurs vêtus par Chanel de tuniques de plage en maille rayée, moquant les habitudes d’une haute société en villégiature sur les côtes normandes.

L’engouement se popularise et les couturiers intègrent tous dès les années 1920 des collections d’inspiration sportive [4] – Elsa Schiaparelli et ses pyjamas de plage, Madeleine Vionnet et ses chandails géométriques –, tandis qu’une création de Jean Patou se trouve ainsi décrite par le journal Femina en 1925 : « Robe de ville ou robe de sport ? L’une et l’autre puisque l’une des fantaisies les plus nettement caractérisées du couturier moderne consiste à nous vêtir toute la journée en sportive. » [5]

Sandales, imprimés floraux, caftans…

La vogue du sport et, par le même élan, l’adoption des coupes et matières qui lui sont propres, transforme une mode jusque-là principalement concentrée entre débordements de taffetas et ruchés de dentelles. L’adoption de pièces propres aux villégiatures ensoleillées se poursuivra sous l’appellation de « resortwear ». Derrière l’anglicisme se cachent les modes importées de Capri ou d’Acapulco (sandales, imprimés floraux, caftans…) qui s’installeront au gré des saisons dans les garde-robes. Aujourd’hui, le terme fait référence à la collection présentée entre l’hiver et l’été. Initialement prévue pour répondre aux besoins d’une riche clientèle habituée à gagner les tropiques pendant la saison d’hiver, elle s’impose désormais surtout comme un prétexte pour accélérer le cycle des nouveautés proposées en boutique.

Le « sportswear » quant à lui gagnera ses lettres de noblesse aux États-Unis. Des créatrices à l’instar de Valentina ou Claire McCardell mêleront dès les années 1930 le pragmatisme anglo-saxon à l’élégance « couture ». Jeans, t-shirts et pull-overs deviennent les éléments d’une mode résolument américaine, si bien relayée par l’industrie cinématographique, tandis que la haute couture demeurera l’essence du chic parisien.

Anonyme, Marie-Laure de Noailles et le professeur de gymnastique, 1928. Tirage sur papier, collection particulière en dépôt à la villa Noailles.

La mode à loisir

Mode pour le loisir ou mode comme loisir ? Les liens entre ces deux réalités sont peut-être plus étroits que l’on ne pourrait l’imaginer.
En 1899, le sociologue et économiste américain Thorstein Veblen se penche sur le sujet dans son ouvrage Théorie de la classe de loisir [6]. La mode comme « gaspillage ostentatoire » s’illustrerait dans l’habillement et serait par définition réservée à la classe aisée : « La tenue élégante fait son effet non seulement parce qu’elle coûte cher, mais aussi parce qu’elle est l’attribut du loisir. Elle signifie que le porteur peut consommer une richesse relativement élevée, mais elle démontre en même temps qu’il la consomme sans la produire. » De plus, la toilette féminine de l’époque entravant tout mouvement, elle s’illustrait comme une preuve supplémentaire d’un « loisir forcé », d’autant plus ostentatoire. Être à la mode revenait à subir, dans une certaine mesure, une immobilisation consentie.

Si la quête de confort et de praticité du vêtement moderne ne le rend désormais plus incompatible avec une vie active, la question du temps de la mode, du temps pour la mode est plus que jamais d’actualité. Aussi, s’appuyer sur l’oisiveté et le loisir pour définir la mode aujourd’hui semble finalement être une démarche des plus pertinentes, et ce un siècle après le texte de Veblen.
Ce temps du loisir si exclusif, à l’origine réservé à une élite affranchie du travail, s’est démocratisé tout au long du XXe siècle. Une oisiveté certes toute relative. Les congés payés garantissent néanmoins à tout un chacun de pouvoir consacrer son temps au divertissement sans conteste le plus populaire aujourd’hui : le loisir de consommer. Soit du temps imparti pour un « gaspillage ostentatoire ».

Si la mode moderne s’est façonnée à travers le loisir, elle en est dorénavant un à part entière. La confrontation entre loisir et mode peut alors s’envisager comme un outil heuristique singulier pour saisir la nature même de la mode.

Anonyme, jeune femme non identifiée faisant le pont, gymnase, circa 1929. Tirage sur papier, collection particulière en dépôt à la villa Noailles.

[1Rafael Pic, L’Europe des bains de mer, éditions Nicolas Chaudun, Paris, 2009.

[2Dans l’ouvrage L’Allure de Chanel, que Paul Morand rédige à partir de leurs conversations, Chanel livre sa biographie, quelque peu revue et corrigée. Son enfance est notamment un chapitre que la créatrice réinvente très librement.

[3Pour simplifier quelque peu, les textiles se répartissent en deux catégories : la maille est obtenue par un fil tricoté (jersey, côtes…) et le chaîne et trame par un fil tissé (toile, satin, sergé…).

[4L’exposition Les Années folles, 1919-1929, présentée au musée Galliera en 2007-2008, y consacrait une partie entière, richement illustrée, que l’on retrouve dans le catalogue éponyme.

[5Femina, avril 1928, p. 3.

[6Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris, 1978 (1899).

Merci à la Villa Noailles pour le prêt gracieux des photographies.

texte : creative commons - images : © Villa Noailles

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