Black Hair Story
De la coiffure comme signature

Écrit et illustré par Irène Berthezène.

La cérémonie des Oscars dimanche soir a été marquée par la polémique sur le manque de diversité à Hollywood et le hashtag #OscarsSoWhite a été repris partout sur les réseaux sociaux. Ironie du calendrier, l’événement correspondait à la clôture du Black History Month aux Etats-Unis.



« Pour une femme noire, les cheveux sont un sujet de première importance. Votre coiffure sera considérée par beaucoup comme une affirmation forte de qui vous êtes, de qui vous pensez être, et de qui vous voulez être » [1].

Pendant tout le mois de février, les citoyens étaient invités à rendre hommage aux personnages de la diaspora africaine qui ont marqué l’histoire américaine, et à s’instruire un peu plus sur l’histoire afro-américaine. Cette commémoration se fait concrètement par le biais d’évènements culturels, de cérémonies, d’activités pédagogiques dans les musées, les écoles ou les bibliothèques.

La ville de Brooklyn notamment est le lieu de nombreuses commémorations et d’évènements dans les institutions locales mais aussi dans les bars ou dans les parcs, parce qu’elle abrite une importante communauté d’artistes et de chercheurs afro-américains. C’est le cas d’Ayana D. Byrd, auteure de nombreux ouvrages et articles à l’intersection des notions de race, de genre et de classe sociale. Dans Hair Story, Untangling the Roots of Black Hair in America, Byrd, en collaboration avec Lori T. Tharps, propose une vision de l’histoire afro-américaine par le prisme de la chevelure. En effet, les cheveux crépus et la manière dont ils sont coiffés sont un enjeu symbolique fort de l’asservissement ou au contraire de l’affranchissement des Afro-Américains, dans une société majoritairement et surtout idéologiquement blanche.

Loin d’être toujours un message politique assumé et souvent sous couvert de mode capillaire et autres diktats de beauté, la coiffure est la traduction formelle d’une identité piétinée, reconquise ou à construire.

L’infamie du crâne rasé

Bien plus que des cheveux lisses ou même juste bouclés, les cheveux crépus sont une matière à sculpter, couper, tordre, tresser, orner qui permet d’infinies variantes. C’est sans doute pour cette raison qu’ils constituent depuis des millénaires un attribut ornemental de choix dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, berceau de l’esclavage. Plus qu’un simple objet de coquetterie, la coiffure est l’expression d’une hiérarchie familiale et sociale. Elle renseigne sur le statut marital, l’âge, la religion, l’appartenance ethnique, la fortune et la place dans la société. Aux débuts de l’esclavage au Bénin au XVIe siècle, on recensait au moins seize types de coiffure différents, chacun indiquant une combinaison particulière du genre et du statut d’un individu. La chevelure est aussi la partie du corps la plus proche du ciel et des divinités, ce qui en fait le siège de la spiritualité et l’objet de nombreux rites dont le coiffeur ou la coiffeuse est le praticien privilégié.

© J.D. Okhai Ojeikere and courtesy Fifty One Fine Art

© J.D. Okhai Ojeikere and courtesy Fifty One Fine Art

Pour les personnes extérieures à un groupe ethnique, la coiffure en Afrique de l’Ouest est avant tout un indicateur de l’origine géographique. On comprend mieux alors l’infamie que représente la tonte imposée aux millions d’esclaves en partance pour l’Amérique pendant près de quatre siècles. Ajoutée à la souffrance d’avoir été arraché à une terre, à une famille et à une communauté, aux privations et aux sévices endurés, enfin à l’angoisse d’un voyage aux sombres perspectives, l’humiliation du crâne rasé sous couvert d’hygiène est double : elle est la marque des prisonniers de guerre mais surtout elle retire à l’esclave tout ce qui faisait de lui une personne reconnue et respectée. Pour Ayana Byrd, cet avilissement suprême est le premier geste d’une longue série orchestrée par les Européens pour anéantir la culture des esclaves et les aliéner.

Ayana D. Byrd and Lori L. Tharps, Hair Story, Untangling the Roots of Black Hair in America, St Martin’s Griffin, New York, 2001, Édition revisitée en 2014, p. 10

« Mandingos, Fulanis, Ibos ou Ashantis arrivaient privés de la coiffure qui était leur signature. Ils entraient ainsi dans le Nouveau Monde comme un troupeau anonyme, exactement comme les Européens le souhaitaient ».

« Good hair » vs « bad hair » ou les chaînes du lissage

Pendant une bonne partie du XXe siècle et encore aujourd’hui, des milliers de petites filles noires américaines se sont fait lisser les cheveux dans la cuisine familiale en s’entendant dire qu’il fallait dresser ces « bad hair » qui frisottent honteusement à la moindre brise humide, comme le raconte l’écrivain et chercheuse Marita Golden dans Me, My Hair, and I. Elles savaient toutes et savent encore aujourd’hui que les « good hair  », ceux qui permettent d’être respectée dans les deux communautés et de trouver un emploi, sont des cheveux lisses et longs comme ceux des Blanches. Ce sacrifice a un goût amer, celui des heures de torture à la maison ou au salon de coiffure à coup de fer brûlant ou, depuis quelques années, de produits toxiques que l’on sait cancérigènes et qui font la fortune de certaines entreprises peu scrupuleuses. La matière cheveu est inlassablement étirée, brûlée, graissée, compressée et dans tous les cas dénaturée, pour qu’elle corresponde aux canons de beauté imposés par la société blanche.

Avant même l’abolition de l’esclavage (1865), les cheveux lisses ou juste bouclés des métisses sont, pour ceux qui travaillent dans les champs et cachent leurs cheveux sous un chiffon, l’attribut envié de ceux qui ont une place privilégiée dans la maison du maître. Les femmes peuvent même se coiffer comme leurs maîtresses et adopter les modes du moment : bandeaux, chignons, tresses... Le métissage a été dès les débuts de l’esclavage un ascenseur social efficace parce qu’il permettait « d’effacer » un peu les signes trop visibles d’une nature effrayante pour les Blancs. C’est ainsi que s’est construite toute une hiérarchie sociale au sein même de la communauté afro-américaine basée sur la nuance de la peau et la texture des cheveux : plus la peau est claire et plus les cheveux sont lisses, plus la personne est respectée et a une chance de trouver un emploi. Dans un monde sans pitié pour les descendants des esclaves, tout ce qui pouvait améliorer quelque peu une situation économique et politique assez désespérée était bon à prendre et les cheveux ont ainsi fait l’objet d’une frénésie de soins et de lissage aux proportions parfois extrêmes. Les photographies des premières universités afro-américaines montrent clairement qu’elles étaient réservées à une élite à la peau claire, coiffée à l’occidentale.

Les cheveux lisses ou souples, véritable assujettissement aux canons de beauté des Blancs, sont donc paradoxalement devenus un symbole de liberté puis de réussite. Cette assimilation a été parfaitement intégrée par des générations de mères afro-américaines qui ont patiemment lissé les cheveux de leurs filles.

La coupe afro, les cornrows et les dreadlocks : « black is beautiful »

De même que la coiffure ou plutôt l’absence de coiffure a été un symbole de l’oppression des esclaves et de leurs descendants, elle a été naturellement un élément visuel de premier ordre pour signifier au monde la fierté retrouvée des Afro-Américains. Lorsqu’en 1966 Nina Simone apparaît sur scène à New York avec les cheveux crépus, naturels, coupés en boule, c’est un scandale et pour beaucoup, une provocation. Elle chante Four Women qui décrit la diversité de peaux et de cheveux des femmes noires, les invitant à accepter leur physique et à questionner les critères de beauté qu’on leur a imposés. La chanson est interdite sur de nombreuses radios mais la révolution est déjà en marche et le slogan Black is beautiful est scandé un peu partout dans le pays, au grand dam des conservateurs pour qui le mot « black » lui-même est une insulte. Les marches, les sit-ins et les amendements s’enchaînent et les cheveux crépus s’épanouissent sur toutes les têtes : « Nous avons retrouvé notre beauté noire et la fierté qui l’accompagne », dit Lois Liberty Jones dans All About the Natural, un livre à succès paru en 1971. L’afro et ses variantes ne sont pas que l’apanage des activistes comme Angela Davis ; elles couronnent les têtes des stars et des chanteurs comme Sly Stone, Jimi Hendrix ou Stevie Wonder, elles fleurissent dans toutes les maisons et font même l’envie de certains blancs qui payent des fortunes dans les salons de coiffure pour faire mousser leurs cheveux.

Black Panthers

Black Panthers

Dans les milieux activistes, les cheveux lissés sont considérés comme un outrage, un blasphème même puisque c’est l’âme noire elle-même qui s’en trouve offensée. Quelques autres coiffures trouvent grâce auprès des puristes : si l’afro est délicatement taillée en boule, elle peut aussi retomber plus naturellement sur les côtés ; les dreadlocks, fruit d’un processus naturel, font la fierté des Rastafariens. Enfin les cornrows ou nattes plaquées, coiffure millénaire pour les cheveux crépus, restent un classique bien accepté dans toutes les communautés.

La coupe afro est politique, elle dit des personnes qui la portent qu’ils sont libres et égaux en droits. Plus elle est haute et défie les lois de l’apesanteur, plus elle marque la différence assumée de nature des cheveux des Afro-Américains et les affranchit des codes esthétiques des Blancs.

Tresses, boucles, volumes et couleurs

Les années 1980 et l’avènement du hip-hop à New York ont en quelque sorte « dépolitisé » la coiffure des Afro-Américains. Le hip-hop, mouvement musical et culturel de grande influence, avec son esthétique tranchée, colorée, exagérée, a permis à chacun d’expérimenter librement une infinité de coiffures : Curl, Fade, Box, Gumby ou Cameo s’enrichissent de multiples variantes au gré des mèches bouclées, frisées, lissées, des tailles en forme de cube, d’initiales ou de logos, et des couleurs. Si la coupe afro était une célébration de l’identité et de la fierté d’un peuple, l’exploration sans fin des coiffures permises par les cheveux crépus est une revendication de la fantaisie et de l’individualité de chacun.

Big Daddy Kane

BigDaddyKane

Enfin, l’usage de faux (mèches, extensions, perruque) ne date pas de Naomi Campbell. Les premières générations d’esclaves affranchis avaient déjà recours à des trucages pour recouvrir des chevelures abîmées par une mauvaise hygiène de vie et des soins inappropriés. Mais il y a eu une sorte « d’omertà » sur le sujet jusque dans les années 1990 et à une émission d’Oprah Winfrey où l’animatrice a fait éclater au grand jour le « scandale » des extensions.

Oprah Winfrey choisit de dénoncer avec emphase dans son émission les stars coupables de faux : Diana Ross, Iman, Janet Jackson… Toutes « coupables ». Est-ce un si grand crime ? Le débat ravive en tout cas des tensions anciennes sur la nécessité pour les femmes noires de truquer la vraie nature de leurs cheveux, pas assez longs, pas assez lisses, pas assez clairs.

« Cuz I’m Black, bitch ! »

C’est la réponse cinglante de Rihanna à l’une de ses fans qui avait demandé en 2011 sur Twitter pourquoi la star avait subitement les cheveux crépus. Cette anecdote est révélatrice à la fois des effets inattendus des talents de « caméléon » des stars Afro-Américaines (dans le cas de Rihanna, Afro-Caribéenne) dont le public parfois oublie ou choisit d’oublier les origines ; de l’ignorance de la plupart des Blancs de ce qui se trame sous la chevelure des Noirs ; enfin de la tension qui subsiste à ce sujet.
Alors défriser ses cheveux est-il une négation de son identité ? Les jeunes Afro-Américains d’aujourd’hui ne s’approprient plus aussi fortement le symbole de la coupe afro et la portent plus légèrement, ou ne la portent pas, ou changent de coiffure aux gré de leurs envies.

Erykah Badu

Erykah Badu

Après tout, les cheveux ont toujours été un attribut esthétique pour les descendants de la diaspora africaine ; les cheveux lissés ne sont qu’un style parmi d’autres. La jeune génération ne se sent pas forcément moins concernée par le combat de ses aînés mais elle estime souvent que les choix esthétiques des individus ne doivent pas être perpétuellement liés à leur identité, et que le fait même de faire ces rapprochements est discriminant. Il n’en reste pas moins que les enfants noirs connaissent dès le plus jeune âge les codes induits de telle ou telle coiffure : le port de dreadlocks reste associé à une revendication pacifique d’un état naturel et les cheveux lissés sont l’expression d’une volonté de passer inaperçu et d’être respectée par tous.

Pour aller plus loin :

☛ Ayana D. Byrd and Lori L. Tharps, Hair Story, Untangling the Roots of Black Hair in America, St Martin’s Griffin, New York, 2001, Édition revisitée en 2014.
☛Michael July, Afros : a Celebration of Natural Hair, Natural Light Press, 2013.
☛ Elizabeth Benedict, Me, My Hair, and I, Twenty-seven Women Untangle an Obsession, Algonquin Books, New York, 2015.
Good Hair, un film de Chris Rock, 2009.
You Can touch My Hair, un documentaire d’Antonia Opiah, 2013.


[1 Marita Golden, Me, My Hair, and I, Twenty-seven Women Untangle an Obsession, édité par Elizabeth Benedict, Algonquin Books, New York, 2015, p. 19.

Texte : Creative Commons.

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