« À l’occasion d’un premier World Game avec des étudiants de New York, en 1969, je leur ai soumis ce problème de réseau [énergétique] à l’échelle mondiale. Ils ont trouvé cela très stimulant et y ont si bien travaillé que l’on pouvait vraiment comprendre ce que signifie une révolution dans la science prospective comme science de la planification universelle ; ils l’ont vraiment mise en pratique de cette façon. Ils ont vu qu’un réseau mondial était pensable et que celui-ci doublerait la capacité de production d’énergie du jour au lendemain. » Buckminster Fuller
Dans l’Hexagone, Buckminster Fuller, incessant concepteur et visionnaire fascinant, est victime d’une faible diffusion, privant le lecteur francophone d’une pensée du design et de la société particulièrement stimulante. Heureusement, les pointues éditions B2 se sont données pour mission de diffuser certains textes qui ont irrigué les campus américains. Notre précédent article, « Bucky in the Navy », s’appuyait sur l’ouvrage de Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie et se concluait sur le concept de World Game. C’est précisément l’objet de ce petit opus dont la longueur du titre ne doit pourtant pas effrayer le lecteur : E3 – Energy, Earth and Everyone. Une stratégie énergétique globale pour le vaisseau spatial terre ? World game, 1969-1977.
World Game with the Spaceship Earth
Les éditions B2 ont choisi de présenter différents textes, dont ceux de Gene Youngblood [1] qui présente le World Game comme une « alternative scientifique et concrète à la politique », exposant les grands principes et permettant d’en comprendre les enjeux [2]. Medard Gabel [3], quant à lui, signe un compte-rendu du premier World Game seminar, qui s’est tenu du 12 juin au 31 juillet 1969, nous donnant des informations concernant l’organisation du temps, le matériel à disposition, les scénarios mis en place et ouvrant vers des orientations futures. S’ensuit un texte de Buckminster Fuller « Et si en 2025… » dans lequel il expose, tel un gourou futurologue, des hypothèses concernant le monde à l’horizon 2025.
Et si en 2025...
Ces textes originellement publiés dans les années 70 sont remis en perspective par l’introduction et la postface de Nikola Jankovic (écrivain et éditeur des éditions B2), confrontés à un contexte historique débutant peu avant les Premiers Pas sur la Lune jusqu’au choc pétrolier en passant par la Guerre du Vietnam. Si les textes de Jankovic sont parfois complexes, c’est qu’ils offrent d’innombrables ramifications sous forme de notes de bas de page débordant d’une page à l’autre. Si cela peut perdre le lecteur néophyte, le curieux y trouvera toutes sortes de pistes de lectures pour fureter plus avant à propos de Buckminster Fuller ou, de façon plus générale, sur la contre-culture américaine.
Le travail de Buckminster Fuller ne se résume pas à la conception d’objets et d’espaces, l’homme est aussi le théoricien d’une écologie sociale à l’échelle de la planète. Il envisage la Terre comme un vaisseau spatial que l’humanité doit partager de façon optimale, en faisant plus avec moins. Le World Game est conçu comme le renversement positif du War Game issu de la théorie des jeux de John von Neumann dans laquelle il y a toujours un perdant. Préférant l’idée que « l’union fait la force » au fameux « diviser pour mieux régner » du War Game, Buckminster Fuller ne s’est pas arrêté à en écrire les grandes lignes, il a réuni autour de lui penseurs de la contre-culture et étudiants pour essayer de mettre en pratique une autre gestion des ressources mondiales.
Energy, Earth, Everyone
Parmi les fondements du World Game, la gestion de l’énergie à l’échelle de la Terre. « À force d’imaginer que l’humanité est comme embarquée sur notre planète, le Spaceship Earth, et à force de jouer le World Game, je me suis passionné pour la question : "Comment transporter de l’énergie d’un point à un autre de manière à s’aider les uns les autres ?" Si vous regardez une carte du monde vous voyez, pas besoin de traverser les fuseaux horaires ou d’aller jusqu’en Alaska, les eaux septentrionales où les Russes installent leurs barrages, leurs barrages hydroélectriques. Je me suis soudain aperçu qu’il serait possible de se raccorder au réseau russe – à 2500 km. » Buckminster Fuller
D’un point de vue concret, Buckminster Fuller a pour objectif de mettre au point un inventaire des ressources mondiales, visible sur une immense carte Dymaxion [4] rendant ainsi possible un jeu de logistique à échelle mondiale. Grâce aux informations fournies par de puissants ordinateurs, la carte affichera aussi bien la situation météorologique à chaque endroit de la planète que l’emplacement des troupeaux ou encore la production de nourriture, le tout perpétuellement mis à jour.
L’inventaire connaît le nombre de personnes en Afrique et en Asie qui possède une radio, un téléviseur et des appareils domestiques. - Gene Youngblood
L’idée est, au travers de scénarios, de proposer des méthodes capables de résoudre les problèmes mondiaux, en marge de la politique qui y a échoué.
Si l’objectif est ambitieux, il est regrettable que l’ouvrage des éditions B2 ne présente pas explicitement les résultats, les poursuites du World Game. Jankovic mentionne MVRDV ou Rem Koolhaas comme descendance fulléro-nietzschéenne. Cependant, ont-ils seulement un semblant de la flamme idéaliste et écologico-humaniste qui anima Buckminster Fuller ?
« Nous sommes en route pour la plus grande révolution de l’histoire. Si c’est pour tout mettre sens dessus dessous dans le sang, alors nous sommes perdus. Mais s’il s’agit d’une révolution de la science du design dans un mouvement d’élévation de toute chose à des hauteurs jamais atteintes, alors nous survivrons tous pour enfin oser parler, vivre et aimer la vérité avec spontanéité, aussi étranges que ces choses puissent nous paraître aujourd’hui. » Buckminster Fuller
À nous maintenant de jouer le jeu…
Richard Buckminster Fuller, Gene Youngblood et Medard Gabel, E3 – Energy, Earth and Everyone. Une stratégie énergétique globale pour le vaisseau spatial terre ? World game, 1969-1977, introduction et postface par Nikola Jankovic, Éditions B2, Collection Contre-cultures, octobre 2012.
À PROPOS DE BUCKMINSTER FULLER
- « Bucky in the Navy », sur les apports mutuels de Buckminster Fuller à la Marine américaine.
- À propos du World Game, le site du Buckminster Fuller Institute.
- Buckminster Fuller expliquant le World Game au Boston College.
- Le premier numéro du Whole Earth Catalog en 1968, avec Buckminster Fuller.
- Le Whole Earth Catalog du printemps 1969 dans lequel apparaît encore Buckminster Fuller.