Makers : Fables Labs ?

Écrit par Anthony Masure, sélection d’images de Charles Beauté.

Après la Longue traîne (2006) et Free ! Entrez dans l’économie du gratuit (2009), Chris Anderson revient nous narrer les tendances du futur dans Makers, La nouvelle révolution industrielle. Si ces précédents ouvrages restaient cantonnés au domaine des écrans, celui-ci explore le vaste champ du numérique et des objets « autofabriqués­​ ». L’ex-rédacteur en chef du magazine culte Wired est-il convaincant dans son nouveau rôle d’évangéliste des machines de fabrication automatisées ?

earl-grey fever

Super geek dad

Makers est un livre agaçant et passionnant. Malgré ses 310 pages, on ne s’y ennuie jamais. Le style journalistique est sans surprise marqué par la culture californienne, insouciante et terriblement pragmatique. L’auteur brille par ses capacités à mettre en récit à peu près n’importe quoi, mélangeant éléments autobiographiques et anecdotes professionnelles. L’association de fictions et de données économiques nous fait entrer dans l’univers bouillonnant du DIY numérique comme si on suivait à la trace la vie d’un investisseur curieux. Makers est le fil rouge des activités de Chris Anderson, qui quitta en novembre la tête du magazine Wired après douze années d’activités. Il se consacre désormais à temps plein à sa nouvelle start-up 3D-Robotics, qui commercialise des kits pour drones DIY. Le livre sonne donc autant comme un bilan de compétences que comme une justification de son départ inattendu.

Changer le monde rien qu’avec une idée n’était pas facile. Vous aurez beau inventer un meilleur piège à souris, si vous ne pouvez pas le fabriquer par millions, le monde ne se pressera pas à votre porte. [1]

L’introduction nous plonge dans l’intimité du grand-père de l’auteur, qui bricolait des systèmes d’automatisation pour arroseurs de pelouses pavillonnaires. La structure narrative va consister à opposer ce monde d’avant au nouveau monde, celui du numérique. Du DIY analogique, il ne nous sera finalement pas dit grand chose, à peine quelques rappels de base via l’histoire de Manchester et du mouvement punk (intéressant rapprochement entre les factories déclinantes et le label musical Factory records [2]). Il aurait été plus juste de comparer, croiser, mettre en rapport ces deux époques, qui ont plus à voir qu’il nous paraît. Supposer que l’on a attendu le numérique pour partager peut être lu comme une conception naïve. Une initiative comme Autoprogettazione d’Enzo Mari proposait dès les années 70 des plans de mobiliers à s’approprier.

La forme d’entreprise traditionnelle et verrouillée des arroseurs de pelouse (dépôt de brevet, édition, production sérialisée, etc.) est confrontée aux nouvelles façons d’entreprendre à l’ère du numérique : communautés d’amateurs [3], partage et ouverture des sources, réduction de toute information en données, interopérabilité des fichiers, fabrication décentralisée et automatisée, etc. Il y aurait beaucoup à dire sur chacune de ces notions, aussi nous nous limiterons ici à rappeler que le livre est conçu dans une approche prosélyte. Il s’agit d’en être pour ne pas passer à côté de cette « révolution ».

Chris Anderson nous raconte ses après-midis passés à bricoler avec ses enfants. Ce super GeekDad [4] est l’homme à tout faire : lorsqu’ils lui demandent du mobilier de poupée original, il télécharge des fichiers sur Thingiverse et les imprime chez lui. Un truc cool qui vole ? Il plante un avion dans un arbre et, frustré, décide de prendre les choses en main pour lancer un forum sur le sujet (ce choix n’étonne guère, l’objet numérique volant étant le fantasme ultime du geek). La fibre entrepreneuriale le rattrape, puisque ce projet donnera naissance à sa start-up. Il y a quelque chose de dérangeant dans cet intéressement de chaque instant, l’idée que tout puisse faire l’objet d’une économie (même la gratuité, comme l’indiquait son précédent livre). Ce storytelling permanent peut lasser, comme s’il y avait besoin de toujours tout rattacher à des motivations innocentes. Cette « machine à fabriquer des histoires » peut légitimement être taxée de conditionnement, tout y étant envisagé d’un point de vue américain.

Géographies industrielles

La fabrication numérique devient ainsi l’élément clé d’une relance de l’industrie, solution au retrait des grandes usines. La flexibilité du numérique permet de dépasser l’opposition entre délocalisation en Asie et relocalisation de la production, tout étant envisagé en fonction des opportunités et des échelles de stock. Les machines à commande numérique permettent de produire à la demande, ce qui évite de coûteux investissements en moules (qui ne seront rentabilisés qu’à partir de milliers d’exemplaires). De plus, l’automatisation permet une personnalisation des objets qui va au delà de la simple impression sur un support déjà prêt. Le livre regorge d’exemples intéressants, qui plaident pour un volontarisme de chaque instant. Tout devient possible pour ceux qui entreprennent. Mais cette vision de l’entrepreneur comme sauveur n’aborde que trop succinctement les questions politiques et sociétales posées par ceux qui, pour des raisons diverses, ne franchissent pas le pas. Assumant de ne pas rémunérer la plupart des contributeurs, Chris Anderson défend un modèle économique finalement traditionnel, celui d’Adam Smith et des singularités égoïstes [5]. Nous ne saurons rien de ce que peuvent devenir les oubliés de cette économie. Le propos du livre n’est visiblement pas de se soucier du sort des ouvriers de Foxconn.

Les pays sérieux fabriquent des choses [6]

Et pourtant, cette question de la place géographique des usines est posée dans le livre, ce qui ouvre un débat passionnant. Les positions de Chris Anderson sont par exemples moins tranchées que celles de Christian Guellerin, qui plaide pour un « designed by » au détriment du « made in ». L’automatisation des tâches rendant chaque jour la part du travail moins manuel, le coût humain d’un produit tend à être marginalisé dans le prix de vente final. Les machines étant les mêmes d’un pays à l’autre, il devient possible de les rassembler localement dans des plates-formes polyvalentes, qui ne sont plus attachées à une marque particulière. L’idée, contestable, est qu’il ne sert plus à rien de vouloir posséder l’outil de production [7] puisqu’on peut le louer n’importe où et n’importe quand. La petite PME a accès aux mêmes chaînes de production que Ford ou General Motors. Le livre est intéressant quand il fait surgir des contradictions, des nuances. Par exemple, la start-up de Chris Anderson reste malgré tout dépendante de fournisseurs chinois pour ses cartes mères pour drones, qui ne peuvent pas être facilement répliquées par une machine à commande numérique. De même pour les outils de production et matières premières, dont la provenance n’est même pas évoquée dans l’ouvrage.

Fables labs

Le livre agace quand il insiste sur l’idée qu’un design révolutionnaire est un processus fluidifié de bout en bout. La démocratisation des outils est pensée comme allant de soi, l’auteur revenant lourdement sur le fait que « n’importe qui » peut désormais faire de chez lui « n’importe quoi », avec juste un ordinateur et quelques milliers de dollars. Ce volontarisme fait l’impasse sur le réalisme d’un monde où le pouvoir de l’usager est une question, et non une évidence. Chris Anderson n’envisage pas les logiciels dits de création comme autre chose que des assistants, parfaits automates, dociles et serviles. Les savoir-faire « encodés dans les logiciels » [8] sont dès lors privatisés, du moins modélisés, et rien n’est dit quant aux possibles limitations que cette externalisation entraîne. Il en est de même pour la question des matériaux et de l’intérieur des coques, que l’auteur confie sans réserve à une technicisation progressiste. Le programme calcule tout par une espèce de « magie » :

Voici un bain de résine liquide inerte, une soupe primordiale. Comme un éclair, un laser commence à y tracer des motifs. Des formes apparaissent et émergent du bain nutritif, tirées du néant comme par magie. [9]

Il y a une naïveté problématique à penser qu’un jour des logiciels comme 3DMax comprendront un bouton « imprimer », qui se chargea de tout calculer et d’envoyer le fichier-objet dans une usine locale, voire sur le coin de votre bureau. Ce fantasme d’une « matière programmable » [10] universelle et sans heurts semble dangeureux. Si le design est question d’« attitude » (Moholy-Nagy [11]), c’est qu’il a un rôle à jouer sur la forme même des industries. À répéter comme un mantra que les « atomes sont les nouveaux bits », Chris Anderson semble ne pas accorder de l’importance au fait qu’un programme peut se designer, et que le design c’est aussi se confronter à du code, à de la matière, à de l’accident, à de l’imprévu.

replicator de glaes

Si le « synthétiseur » de Star Trek n’est pas pour demain, c’est qu’il y a encore de la place ici-bas pour faire des choses par nous-mêmes. En ce sens, l’objectif du livre est atteint. Ces révolutions sont sans doute moins révolutionnaires qu’il n’y paraît, mais elles ne seront vraiment compréhensibles que pour ceux qui s’y confronteront physiquement. L’ouvrage se conclut par une boîte à outils de machines et de programmes, kit de base du « do it together » à commander d’urgence chez les amis de Chris Anderson. Pour le lecteur, il ressort de tout cela une envie de s’adonner pleinement à des expérimentations gratuites, dont on fera le pari qu’elles puissent se faire sans « économies ». Agaçant mais passionnant.

Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Montreuil, Pearson, 2012.

POUR ALLER PLUS LOIN :

- La critique du livre sur Internet Actu par Hubert Guillaud.
- Une interview de Chris Anderson sur Rue89.
- « Fab Labs, Tour d’horizon », le PDF de Fabien Eychenne pour y voir plus clair.
- « Refaire », l’initative de la FING sur les nouvelles formes du DIY.

replicator de star trek

[1Makers, p. 5.

[2Makers, p. 55.

[3Les rencontres de Lure 2013 auront pour thème l’amateur.

[4Site qu’il a lancé en 2007.

[5Makers, p. 85.

[6Makers, p. 29.

[7La référence à Marx est très vite évacuée, p. 82.

[8Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], Dijon, Les Presses du réel, 2010.

[9Makers, p. 102.

[10Makers, p. 269.

[11László Moholy-Nagy, « Le design pour la vie », dans : Peinture Photographie Film, Paris, Folio, 2007.

texte : creative commons.

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