« À présent Cape Kennedy n’est plus, ses superstructures se dressent au milieu des dunes désertes. Le sable l’a envahi en franchissant la Banana River, comblant les criques et transformant le vieux complexe spatial en un no man’s land marécageux jonché de blocs de béton. L’été les chasseurs s’embusquent dans les épaves de voitures ; mais début novembre date de notre arrivée à Judith et à moi, toute la zone était déjà abandonnée. Derrière Cocoa Beach, où j’arrêtais la voiture, les motels en ruine disparaissaient à moitié sous les herbes folles. Les tours de lancement s’érigeaient dans l’air du soir tels les symboles rouillés d’une algèbre oubliée du ciel. » J.G. Ballard, « L’astronaute mort », 1968. [1]
Lorsque J.G Ballard décrit un paysage infrastructurel dépeuplé en 1968, Cape Canaveral correspond à une réalité inverse : à la veille du premier pas sur la lune c’est un espace vibrant, à l’activité foisonnante. Pourtant, une partie de la fiction de Ballard est aujourd’hui réalisée, la majorité de ces infrastructures a périclité et ne fait plus usage. Le temps du grand spectacle est terminé et sur le chapelet de la quarantaine de stations de lancements du site construit depuis 1946 sur la côte floridienne, moins de quatre sont encore considérées comme actives. Douloureuse ironie, les astronautes américains partent aujourd’hui exclusivement de la station russe de Baïkonour pour rejoindre l’espace.
Le Kennedy Space Center, grand comme 7 fois Paris, attire en moyenne 2,5 millions de personnes par an. Bien que la base de Cape Canaveral soit contrainte à la plus grande confidentialité et enregistre une inactivité record dans son histoire, elle est aujourd’hui la quatrième attraction des États-Unis en terme de fréquentation [2].
Comment un site qui a vocation à renouveler une certaine idée du futur se confronte à la gloire de ses infrastructures et organise leur patrimonialisation ? Classé site historique en 1984, Cape Canaveral connaît depuis son origine un processus de patrimonialisation qui allie incomparablement infrastructure, patriotisme, tourisme et divertissement. Voyons comment ces monuments héroïques de l’histoire vivent leur retraite méritée.
À Cape Canaveral, la foule regardant l’un des
lancement Apollo, vers 1965. Image : nasa.gov
L’infrastructure à usage unique, un monument américain
L’infrastructure s’inscrit dans une forme de narration qui ouvre un nouveau chapitre lorsque celui de son utilité s’achève. Ce temps de l’usage, qui est habituellement extrêmement long [3] est réduit à l’excès pour les infrastructures aérospatiales puisque la perfection nécessaire à de tels enjeux scientifiques nécessite souvent la création d’infrastructures « à usage unique », valable pour une seule génération de fusée. Les sites de lancement de Cape Canaveral comprennent principalement un sol artificiel en béton et une tour qui supporte la fusée ou le missile pendant son envol.
La retraite de ces infrastructures est presque instantanée, à peine un site de lancement est mis en activité que l’on construit son successeur juste au-dessus de lui, un peu plus au nord. Pendant que l’un s’affaire à envoyer des fusées dans l’espace, l’autre annonce déjà sa fin, de son arrogant treillis métallique flambant neuf en construction, oubliant qu’encore au-dessus, l’infrastructure qui le supplantera est certainement déjà dessinée. Comme l’archéologue romain lit le temps dans les strates qui se superposent, celui de Cape Canaveral peut comprendre la chronologie de ce site en le lisant du sud au nord.
Ci-dessus : Plans du Spaceport de Cape Canaveral. Situation actuelle. Images : DH.
+ Vue aérienne de Cape Canaveral Air Force Station, 1965. Image : nasa.gov.
Les tours de Cape Canaveral représentent l’idée du monument américain par excellence, ce monument technique propre aux États-Unis [4]. Dans la généalogie du monument américain, une rupture historique majeure a été soulignée : le monument n’est plus architecture, il est infrastructurel [5].
Le monument intentionnel au sens d’Alois Riegl, c’est-à-dire comme programme, ne peut représenter la société américaine puisque contrairement à l’Europe, l’Amérique n’érige pas pour faire monument mais pour s’ériger elle-même, s’équiper, se techniciser, se construire. Le monument de cette société est technique, il passe par le treillis des tours de lancement, le détail des fusées, le gigantisme de l’opération. Le XXe siècle a consacré les performances de l’ingénierie dans l’ensemble des pays industriels du nord, notamment par l’archéologie industrielle qui s’est d’abord intéressée aux infrastructures ferroviaires [6].
Les tours de Cape Canaveral sont plus grandes, envoient leurs passagers bien plus loin, mais pourraient s’inscrire dans cette filiation. Ce sont des infrastructures techniques que l’on définit par le record qu’elles accomplissent, à qui l’on accole « le premier à », « le plus grand de », « le seul qui ». C’est en 1984 que Cape Canaveral a été désigné site historique national (National Historic Landmark). Entre autres, le Vehicle Assembled Building (VAB) qui est le hangar de construction des fusées, certains sites de lancement dont le site des missions Apollo, l’étrange Missile Crawler Transporter Facilities (ou transporteur « chenille »), le drapeau officiel et même l’horloge de compte à rebours font partie de ce classement.
Ci-dessus : Vehicule crawler transportant la navette jusqu’à la tour de lancement, 29 déc. 1980. Image : nasa.gov. Plan : DH.
Mais bien avant 1984, Cape Canaveral s’est exporté comme une icône de la puissance de la modernité tardive. Au moment même de leur édification, ces infrastructures ont été popularisées, intégrées et conceptualisées, notamment dans le champ théorique de l’architecture.
On a marché sur Cape Canaveral : les architectes en visite.
Au milieu des années 1960, de nombreux architectes vont s’imprégner d’une infrastructure au sommet de son dynamisme et de sa technicité pour révolutionner l’imaginaire architectural de l’époque et chercher ses nouvelles icônes. Ce site catalyse alors l’apogée de la puissance, de l’abondance énergétique et de l’optimise technologique des 30 Glorieuses. En 1966, des membres d’Archigram s’y rendent :
« David Greene, Spider Webb et moi- même [Warren Chalk] nous nous sommes extasiés sur les structures de lancement des fusées à Cape Canaveral [7] ».
Reyner Banham, dans son ouvrage Megastructure : Urban Futures of the Recent Past (1976), revient sur l’influence de ces « Folies monumentales [8] ». Mais au-delà de la richesse visuelle et de la fascination, Cape Canaveral synthétise tous les ingrédients nécessaires à Plug-in City ou Walking City. Peter Blake ira jusqu’à se demander si « les ingénieurs qui ont conçu les différentes structures mobiles pour Cape Kennedy connaissent le groupe Archigram [9] ». Il explicite le besoin de cette génération : le transfert de ces technologies pour rendre réalisable l’architecture visionnaire encore considérée comme impossible par la plupart des concepteurs et des entrepreneurs.
Les réalisations de Cape Canaveral rendent l’utopie possible. Cedric Price a également fait le déplacement sur la côte floridienne. Inspiré par les transporteurs chenilles, il propose dans City of the Future de 1965 une réutilisation de ces infrastructures mobiles. C’est également Richard Buckminster Fuller qui a plusieurs fois annoncé le transfert de ces technologies au monde de l’architecture.
Comme le mouvement moderne a tiré son inspiration des silos, des automobiles et de l’industrie, les architectes des années 1970 ont repéré les nouvelles réalisations du siècle : des hangars de montage de fusées aux vaisseaux lunaires.
Ce site est constitutif de la culture architecturale, si l’on pourrait en dire autant d’autres domaines comme celui de la mode, du cinéma, de l’art et du design, c’est l’architecture qui consacre les objets de Cape Canaveral comme ses propres monuments. Le VAB et les tours de lancement figurent dans de nombreux ouvrages d’histoire et de théorie de l’architecture, à l’exemple de Superstudio qui mesure en 1969 son monument continu à d’autres : le VAB, les pyramides d’Égypte, un aqueduc, des dolmens [10]. La comparaison n’est nullement exagérée, dès l’origine ils ont été visités et admirés de la même façon.
Avion de tourisme au-dessus de l’exposition des
sciences et techniques du bicentenaire des États-Unis à Cape Canaveral, en mai 1976. Image : NASA.gov
Public s’improvisant des gradins sur Cocoa Beach pour observer le lancement de Mercury-Atlas, 1962.
Le safari de l’espace
Ces architectes qui ont visité Cape Canaveral ont été des touristes comme les autres, profitant d’une infrastructure de visite se superposant à la maille technique et opérationnelle de la Nasa. Sans public pour la contempler, une infrastructure peut-elle devenir monument ?
Dès 1963, les administrateurs de la jeune Nasa s’opposent dans un premier temps à l’ouverture du site, les travaux de construction n’étant pas achevés et le contexte de guerre froide nécessitant la plus grande confidentialité [11]. Ils verront bientôt dans la rapide obsolescence de leurs infrastructures, l’occasion de concilier et solutionner à la fois leur encombrante inutilité et la demande d’un public avec lequel il faut absolument composer.
« Dans le but de donner aux femmes et aux enfants une meilleure compréhension des activités de leurs maris et pères – ces chefs de familles héros de la Nasa – le Kennedy Space Center Protocol Office a commencé à proposer des tours. Durant l’été 1964, chaque samedi, plus de 200 femmes et enfants font le parcours [12] ».
Ce sont les premiers touristes à accéder aux pieds des tours de lancement. En 1965, Cape Canaveral est désormais la « principale attraction de Floride [13] ». Un prospectus est donné aux automobilistes à l’entrée et si les photographies sont autorisées depuis les voitures, les véhicules ont l’interdiction de s’arrêter : un safari spatial. Au début de 1965, alors que le Space boom devient le terme répandu pour qualifier la croissance économique, démographique et touristique de cette région de Floride [14], Disney informe la Nasa de ses projets d’attractions et lui conseille d’exploiter ce que lui ne peut qu’imiter : « la technologie dans l’action ».
Suivant ses conseils, le projet d’un centre consacré aux visiteurs est construit par Welton Becket, l’architecte lauréat du concours lancé par la Nasa, un proche de Disney. Il propose avant tout un système d’excursions quotidiennes en bus [15], une infrastructure de circulation, de parking et d’attente. La célèbre compagnie aérienne Trans World Airlines (TWA) est mandatée pour cette gestion [16]. Les hôtesses de l’air sont employées pour animer les parcours et transforment les bus de tourisme en cabines d’avions le temps d’une visite. Le million de visiteurs est enregistré moins d’un an après, soit en juillet 1968 seulement trois mois avant le lancement de la première mission Apollo. Ces bus n’ont cessé de se moderniser et restent aujourd’hui le principal attrait pour le public.
Ci-dessus : Prospectus touristique distribué aux automobilistes à l’entrée du Kennedy Space Center, 1967. Image : nasa.gov
Ci-contre : Une guardette de la TWA posant devant un bus. Kennedy Space Center, Spaceport News, septembre 1967, Floride.
L’un des premiers bus de visite du Visitor Information Center, 1967. Kennedy Space Center, Spaceport News, septembre 1967,
Floride.
Le VAB depuis un bus de tourisme, 2013. Image : DH.
Ces infrastructures monumentales ne sont plus celles d’un futur fantasmé mais appartiennent désormais à l’histoire, une histoire en train de se faire, c’est d’elles dont on veut se rapprocher. Comme pour visiter une réserve naturelle, le tourisme est d’abord celui du grand territoire américain, ce sont des centaines d’hectares de marais floridien caractéristique qui forment ce paysage rythmé par les tours de lancement. Ces monuments sont d’abord ceux de la contemplation, les tours sont des objets gigantesques et fascinants qui annoncent des exploits prochains : des exploits américains.
La retraite des fusées : disneylandisation et patriotisme
Les objets aérospatiaux se multiplient au fur et à mesure que l’exploration spatiale se déploie. Leur obsolescence est toujours aussi rapide donc la Nasa voit la collection de ses objets de patrimoine s’agrandir mais aussi se diversifier. Si ces vieilles infrastructures visitées en bus ont toutes envoyé des objets dans l’espace, ou du moins y ont participé, elles ont aujourd’hui des retraites différentes.
Le site n’a finalement pas échappé à une disneylandisation inévitable, transformant l’espace initial d’attente des bus en un parc d’attraction en bonne et due forme, avec simulateurs, écrans géants, expositions… Le parc expose de nombreuses reliques infrastructurelles du site notamment dans le jardin des fusées. Depuis 1996, le point de convergence final de tous les tours en bus est le Complex Saturne V, au nord de la base qui tient son nom de l’exposition de l’un des plus grands lanceurs de la Nasa de la génération Apollo. Celle-ci a une retraite similaire :
c’est l’espace stratégique de la culture consommable inévitable aux États-Unis, on peut manger un burger de l’espace sous les réacteurs rouillés de la fusée avant la traversée obligatoire du Gift Shop qui vous propose pour quelques dollars d’acquérir le mug officiel des astronautes.
Snack au KSC Visitor Complex, 1978.
Mais si l’on retiendra surtout ce petit pas pour l’homme qui en fut un grand pour l’humanité, Cape Canaveral n’oublie pas que cet homme était américain et que cette histoire, c’est surtout celle de l’Amérique. En 1976, l’exposition des sciences et technologies du bicentenaire des États-Unis est organisée autour du gigantesque hangar de construction des fusées, le VAB. Les géantes infrastructures, tours de lancement, fusées, lanceurs, revêtent leurs costumes d’apparat pour l’occasion. C’est le temps des célébrations, ces infrastructures sont sacralisées, figées dans une muséification qui paralyse leur usage intrinsèque pour conserver uniquement la dimension culturelle et patriotique qu’elles ont acquise.
En contrepoint à l’expression de ce patriotisme glorieux, les infrastructures intègrent également les tragédies dont elles ont été les témoins et parfois même les auteurs. Certains sites de lancement en ruines ont muté en mémoriaux de l’espace, monuments aux morts, sites de commémoration, où certains touristes viennent jeter une gerbe de fleurs au pied des structures de lancement en ruine. C’est le cas du Launch Complex 34 devenu l’Apollo 1 Memorial en 1987, où les trois membres de la mission Apollo 1 avaient perdu la vie. Le mémorial est une forme de patrimoine qui « sauve » l’infrastructure abandonnée lui offrant un nouveau statut et lui permettant d’assumer sa périclitation.
Commémoration annuelle au pied de l’Apollo 1 Memorial le 27 janvier 2013. Image : americaspace.com.
Cape Canaveral « redessine le parcours culturel et investit le visiteur de par son appartenance à l’histoire [17] », que ce soit en déposant des fleurs sur un mémorial ou en mangeant une glace de l’espace. On voit que ces infrastructures, parce qu’elles font partie d’une histoire que chaque spectateur s’est appropriée derrière son écran cathodique, sont devenues des objets contemplatifs d’une culture plurielle mais surtout américaine. Aujourd’hui, la Nasa s’interroge sur le futur de ce site puisque « la moitié de la main-d’œuvre qualifiée a été mise à pied à la fin du programme Shuttle [18] ». L’obsolescence continue… Un projet de master plan 2012-2050 a été envisagé pour que la Nasa puisse mettre à disposition sa réserve infrastructurelle abandonnée sans devoir la détruire. Les monuments en ruine vont-ils se réactiver ?
Démolition de la tour du Complex 40 en 2008.
Image : nasa.gov.