Toujours aux aguets quant aux publications critiques sur le numérique, c’est sans retenue que Strabic s’interroge sur le livre édité par B42, Search Terms : Basse Déf. Un abécédaire qui tente de mettre en évidence les notions clés derrière la production de « basse définition », c’est-à-dire les images et sons produits grâce à la démocratisation des outils numériques. Le livre, écrit à vingt-huit mains et dirigé par Nicolas Thély, retrace également la généalogie du groupe de recherche "Basse définition" établi entre 2007 et 2011, autour de divers centres d’art et d’artistes de Grenoble, Valence ou Quimper.
Nos interrogations sur la basse définition ont débouché sur [cinq] caractéristiques ou notions fondamentales : les formats, l’indépendance, la négociation, le détachement et le désœuvrement.
Deux sous-ensembles structurent le livre : d’un côté un discours sur l’évolution des pratiques numériques, de l’autre un répertoire d’exemples d’œuvres d’artistes contemporains. Le livre fonctionne malheureusement à deux vitesses puisque les sculptures, installations, dessins et photographies semblent au final assez déconnectés de la question numérique.
Internet et ses images : un art du peu ?
Ce concept d’œuvre dite de "basse définition" ne correspond pas à l’ensemble des petites productions circulant sur les réseaux mais à un corpus d’œuvres d’artistes français, dont Clôde Coulpier, Serge Comte ou encore Camille Laurelli seraient les plus représentatifs.
Les artistes "basse déf" sont motivés par une volonté de non-art, une logique du "presque" et de l’approximatif, une positivité de la paresse et le faire "peu" comme processus de création. Et c’est précisément sur cette question du "peu" que le livre rentre dans une forme de contradiction avec le numérique, car celui-ci est plutôt guidé par l’excès. Cet esprit de la perte, du Less is more (Mies Van der Rohe, cité p. 117 dans le livre) ainsi que le discours cynique face à l’institution culturelle qui l’accompagne (l’autoproduction contre les sphères de visibilité usuelles de l’art contemporain) n’est pas du tout en accord avec la logique d’accumulation, de surabondance, de "faire le maximum avec le minimum" circulant sur les réseaux.
Le livre ne lorgne pas assez du côté de Tumblr, de YouTube ou du graphisme contemporain, mais va chercher dans un répertoire d’artistes sans liens avec le Web, si ce n’est quelques gifs dont on ne voit pas l’importance. Le texte est recouvert d’un vague relent de postmodernité (réflexivité à tout va, logique de la perte, négativité des valeurs de la création, fausse banalité, nostalgie des avant-gardes) qu’il nous faut accepter, malgré son côté "déjà-vu".
Les arts numériques contribuent à l’affirmation de trois phénomènes culturels majeurs. Le premier concerne le caractère propre de la sensibilité qui est marquée au fer rouge […]. Le deuxième a pour objet la prolifération des images à caractère pornographique […]. Troisième phénomène majeur : dans ces mondes sans style, anesthétiques des arts numériques, il est particulièrement tentant de croiser les genres.
Le numérique n’a-t-il vraiment aucune esthétique ? "Croiser les genres" n’en est-il pas une ? Les arts numériques contribueraient à la pornographie ambiante ? Playboy, l’industrie hollywoodienne et le format MPEG ont sûrement plus fait pour le développement de la pornographie que n’importe quel artiste numérique. Art numérique et démocratisation des outils : est-ce la même chose ?
Dans ce livre sur l’évolution de l’art contemporain dans le numérique, les auteurs ont omis nombre de tendances pourtant visibles. La volonté affichée par certains artistes de matérialiser l’Internet, ou à l’inverse, des œuvres qui tendent à rendre immatériel (et non pas virtuel !) le quotidien, ses objets, la vie même. Certaines formes de célébration de l’internet se font également entendre, qu’elles soient maniaques et destructrices (comme la vidéo Tommy-Chat Just E-mailed Me de Ryan Trecartin) ou plus minimalistes (le site web de la DJ Fatima Al Qadiri en forme de bureau Macintosh). Sans parler de l’interactivité, de l’immersion dans des mondes de synthèse, ou des algorithmes qui repoussent les frontières de l’art.
Le livre voudrait nous convaincre de l’existence d’un lien entre les intentions des artistes "basse déf" et un certain esprit de l’Internet. Malheureusement, l’ouvrage ne fait pas l’étude précise des corrélations entre un imaginaire de l’internet, des pratiques numériques, des intentions ou revendications d’artistes et des œuvres bien matérielles.
La ruine, quelques poussières de pixels pour le futur
Malgré tout, une idée intrigante émerge à l’entrée "Ruine".
Le court texte de Stéphane Sauzedde envisage les images pauvres que l’on s’échange sur le Web comme des ruines empreintes de "mystère, faiblesse et hors champ". Mystérieuses parce qu’elles sont traces d’une histoire antérieure à nous-mêmes, souvenir d’un temps (technologique) dépassé. Faibles par leurs formes banales et quotidiennes. Hors du champ parce que l’on ne verra jamais toutes les chambres d’adolescentes derrière ces "Coucou les filles" !
S’il faut militer pour plus de droit à l’oubli sur Internet, il faut aussi semer un peu partout des ruines, une manière de sédimenter notre mémoire, un colmatage nécessaire à tous les "je me souviens".
Se perdre dans les termes
Comme souvent avec un abécédaire, le risque est que la profusion de textes courts et disparates lasse et perde le lecteur. Avec une moyenne de 150 mots par entrée et quatorze contributeurs différents, le livre prend l’allure d’un catalogue plus que d’un réel livre critique. Les auteurs s’en défendent en voulant "parler d’une voix plurielle". Les différents points de vue, avis et postures correspondraient alors à cette image d’un Internet polyphonique.
Malheureusement nombre de promesses du livre exposées en quatrième de couverture ou dans la préface ne sont pas réalisées : la volonté de créer un ensemble "de ressources de première main" censé nous aiguiller dans la profusion du Web, ou encore celle de faire de ce livre un "guide de requête qui prend acte de la redistribution et de la diffusion du savoir par les moteurs de recherche".
Pour la première promesse, nombre d’entrées sont des néologismes ou des concepts bricolés qui ne font que mettre plus de trouble dans le débat complexe de la création artistique avec le numérique. Par exemple, les entrées Adhocraties, Bricodage ou Concrétisme paradoxal. Pour la seconde promesse, la forme de l’abécédaire subjectif et polyphonique n’est pas une réponse à l’algorithme PageRank de Google et son illusion d’objectivité.
Difficile de vouloir à la fois créer un guide intelligible et organiser du désordre. Comme annoncé dans la préface, le livre serait "une réponse à la capacité de réorganisation du savoir par les algorithmes de Google". Le géant américain ne reconfigure ou ne désoriente-t-il pas davantage la relation au savoir, à l’apprenant et à ses outils, à l’apprenant dans sa relation aux dépositaires du savoir (le professeur, l’école) ?
Les moteurs de recherche ne sont pas les premiers responsables de la démocratisation des outils numériques et c’est une idée bien rapide que celle de faire directement le lien entre l’accès aux savoirs et l’explosion des pratiques d’auto-production. Le livre passe alors à la trappe tout le Web communautaire, la mise en réseaux des compétences et acteurs, et la folksonomie (taxinomie du peuple) désormais inhérente au Web.
En outre, cette question du DIY (Do it yourself) est antérieure à l’explosion du web (la photographie numérique, l’arrivée de la caméra vidéo, l’ordinateur personnel) : cette généalogie manque au livre, car à lire les auteurs, on pourrait croire que tout a commencé avec le Web 2.0 en 2005.
D’où vient cette poussée de l’autoproduction ? De quoi ce livre est-il le symptôme ?
Face à cet ensemble de contributions éparses, il faut faire un certain effort critique pour arriver à replacer les discours et les œuvres dans les contextes plus larges de la société et de l’environnement numérique.
Le Web a permis une redistribution de la parole, ainsi qu’une certaine "promotion esthétique et scientifique des anonymes" [1].
Le Web crée des espaces de production, d’échange et de diffusion, en même temps qu’il déterritorialise. Il outille les individus en technologies, en programmation de leurs vies, dans le même temps il impose une plus grande responsabilisation (vie privée, données personnelles...). Ces caractéristiques larges du Web ont permis en partie la montée de l’autoproduction et l’accélération des créations de "basse déf".
Dans les entrées Affirmatif et Autoproduction, la question du DIY et de ses sphères de visibilité en ligne est posée mais de façon un peu biaisée. Certes le Web crée toujours davantage de sphères de reconnaissance mais à lire l’ouvrage on a l’impression que l’autoproduction relèverait du seul choix de l’artiste, totalement conscient des conditions de ses productions. Cet artiste "auto-produit" est davantage l’agent lambda d’une évolution technologique, l’opérateur d’une adaptation/réappropriation d’un outil numérique, l’internaute que l’on pousse à éditorialiser et personnaliser sa pratique, l’utilisateur qui va "déconstruire et reconstruire le mode d’emploi en fonction des expériences passées et acquises" [2].
Puissance et fantasme de l’amateur
Il ne s’agit pas de faire des grands peintres, il s’agit de faire des émancipés, des hommes capables de dire et moi aussi je suis peintre, formule où il n’entre nul orgueil mais au contraire le juste sentiment du pouvoir de tout être raisonnable. Jacques Rancière [3]
Si l’on en croit ce livre, l’artiste revêt les apparats de l’amateur et l’amateur devient expert. Il n’y a plus d’auteur, que des mixs et mashups ? Il est dangereux de généraliser sur l’ensemble des pratiques ; le qualificatif amateur devient alors un mot-valise pour caractériser des personnes aux ambitions différentes. Il y a bien une porosité entre perfection et amateurisme, un écart qui se referme, simplement le renouvellement des formes ne s’embarrasse plus des légitimités culturelles. Et alors que dit cet écart sur l’état de l’art ? Ici, le livre ne donne pas de réponses.
La solution ? La recherche contributive […]. Il ne s’agit pas de plaider pour un amatorat généralisé qui viendrait court-circuiter la nécessité d’une pratique académique, mais de relancer ce qui constitue le ressort et la condition sine qua non du projet scolaire : le désir de savoir, la libido sciendi. Bernard Stiegler [4]
Bien plus que des expérimentations artistiques solitaires égrenées ça et là par quelques artistes contemporains, faisons le pari comme Jacques Rancière d’un amateur non pas professionnel mais émancipé, ou comme Bernard Stiegler, d’un avenir de l’éducation (comme de l’art ?) fondé sur une économie de la contribution. Des questions déjà anciennes demeurent toujours sans réponses : comment organiser la redistribution du savoir et des compétences ? Où va aboutir cette montée en compétence, pas seulement des artistes, mais de l’ensemble de la société ? Quelle légitimité ont les artistes à entrer dans le débat du numérique et avec quelle pertinence ?