Il était une fois… Fritz Kahn
L’homme, palais de l’industrie

Critique de livre écrite par Tony Côme

« Enfin, une barque cellulaire touche la rive de nos pieds et se couche comme un navire échoué : d’un bond, nous la rejoignons et nous y embarquons. Elle se met à tanguer, de droite à gauche ; une poussée, et nous commençons notre voyage. Nous voguons ! Dans la barque cellulaire, sur le courant rouge doré du sang ! »

Non, il ne s’agit pas là d’un extrait du premier épisode (La Planète cellule, 1986) de la fameuse série télévisée française Il était une fois… la Vie, mais d’un passage du moins célèbre Voyage féérique sur le courant sanguin écrit et illustré par Fritz Kahn en 1923.

Cet essai ainsi que quelques autres textes de la même veine clôturent l’imposant album que les éditions Taschen viennent de consacrer à ce médecin allemand. Au début du siècle dernier, celui-ci s’était donné pour mission première de « démystifier la biologie et la pathologie en les présentant dans des termes et des images susceptibles d’éclairer la plupart des gens – et même de les réjouir ». La culture télé n’étant pas encore développée, Fritz Kahn travaille avec les techniques et l’esthétique de son temps. Steven Heller, qui préface cet ouvrage, rappelle en effet que :

« ses choix graphiques étaient éclectiques et incluaient des méthodes comme le photocollage, la peinture et le dessin, des styles comme la bande dessinée, le surréalisme et le dadaïsme notamment ».

Lorsqu’il rapproche les liaisons neuromusculaires et le circuit électrique d’une sonnette, Fritz Kahn s’impose incontestablement comme le Francis Picabia de la vulgarisation scientifique. En témoigne le titre de sa plus célèbre affiche, le corps humain est selon lui un amusant palais de l’industrie bien plus qu’une inquiétante machine automatique à la Julien Offray de La Mettrie ou encore à la Descartes.

Il est le Yves Tanguy de la bactériologie quand il livre ses « paysages glandulaires », il est le Giorgio De Chirico de l’anatomie quand il tâche d’éclairer la complexité de notre squelette en s’emparant de l’histoire de l’architecture :

« Les principales formes des os humains présentent une correspondance frappante avec les grands types de constructions et d’appuis techniques : os cuboïde, plaque osseuse, os en forme de colonne, fémur en forme de grue, coupole du crâne, bassin en
forme de voûte. »

Ce seront d’ailleurs souvent des architectes (Roman Rechn, Fritz Schüle, etc.) qui auront la tâche de faire aboutir graphiquement les premiers schémas de principe et les esquisses de Fritz Kahn.

Mais, médecin pédagogue plus qu’artiste, son véritable alter ego appartient sûrement à une toute autre histoire comme le souligne encore Steven Heller :

« Fritz Kahn et Otto Neurath […] ont été les deux moitiés du même camembert. Bien qu’ils ne se soient sans doute jamais rencontrés, tous deux ont passionnément cherché à concevoir un langage spécifique du design graphique pour raser la tour de Babel des jargons spécialisés. »

Aussi, saluons le travail de compilation et d’organisation brillamment mené par Uta von Debschitz (formée à l’architecture) et son frère Thilo (designer graphique) pour le compte des éditions Taschen. Proche des descendants de Fritz Khan, ils ont pu mettre la main sur un certain nombre de brouillons inédits, d’articles oubliés, d’éditions originales, etc. Ils en reproduisent ici, sur près de 400 pages, leurs couvertures, certaines doubles pages ou encore des fragments focalisant sur ces illustrations « apparemment incongrues » qui ont valu à Fritz Kahn :

« le franc mépris de certains esprits scientifiques ».

Loin de ceux-là, Albert Einstein en avait au contraire une « high opinion ». Comme le prouve une lettre reproduite dans cet ouvrage, c’est lui-même qui s’est chargé, en 1940, de faire venir Fritz Kahn sur le sol américain pour le protéger des nazis, ceux-ci ayant notamment classé ses productions parmi les « écrits nuisibles et indésirables ».

« Adieu, royaume des hommes ! Nous voici au pays enchanté de la vérité que vous enjambez d’un pas frustre, géants ignares, et nous partons vers des prodiges, d’authentiques prodiges », leur répondait-il – par anticipation – en 1923 dans le Voyage féérique sur le courant sanguin.

Imaginant « le médecin du futur se servant de la télévision et de la radio pour consulter un patient embarqué à bord du navire Inde dans les mers du Sud »,
Fritz Kahn fut indéniablement un visionnaire.

texte : creative commons - images : © Fritz Kahn

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