Le Transformateur
Marie Neurath & Robin Kinross

Écrit par Charles Gautier

Les éditions B42 continuent leur travail de publication et de traduction d’ouvrages de référence sur le design graphique en livrant ce mois-ci Le Transformateur de Marie Neurath et Robin Kinross. Traduit de l’anglais par Damien Suboticki, l’essai s’intéresse aux principes de création des diagrammes Isotype (International System of TYpographic Picture Education) fondés par Otto Neurath et ses associés.

Otto Neurath est un philosophe, chercheur et économiste autrichien né en 1882. Néo-positiviste, comme beaucoup des philosophes viennois des années 1920, il pense que seule la science, fondée sur la démonstration rigoureuse et le recours aux faits d’observation, peut faire progresser la connaissance. Il participe, avec notamment Rudolf Carnap, à la rédaction de La conception scientifique du monde plus connu sous le nom de Manifeste du Cercle de Vienne. Inspiré par les écrits du jeune Ludwig Wittgenstein, le texte affirme que les connaissances scientifiques ne peuvent être que de deux ordres : mathématique et/ou empirique. Tout autre discours sur le monde est dénoncé comme vide de sens ou réduit à de faux problèmes.

Si Neurath est un fervent défenseur de l’objectivité scientifique et de l’empirisme logique [1], il n’en demeure pas moins, au cours des années 1920, marxiste. C’est peut-être la synthèse de ces visions du monde rationnelle, matérialiste et utopique qui le pousse à travailler sur la communication visuelle et sur la création d’un langage simple et, autant que possible, universel. Ce désir de créer une langue universelle est en effet à nouveau en vogue depuis la Révolution de 1917 en Union soviétique. Le linguiste Nicolas Marr pense alors que l’avènement mondial du socialisme doit entraîner l’apparition d’une langue transnationale [2].

Cependant, ce que propose Neurath n’est pas la création d’un système unique mais d’un langage fait de signes graphiques non verbaux accessible au plus grand nombre et utilisé pour présenter des données, et plus particulièrement des informations chiffrées, lisibles et facilement interprétables sous une forme alliant l’image et le diagramme.

Le transformateur pour Otto Neurath étant celui qui parvient, à l’aide de signes graphiques adéquats, à rendre visible, à ordonner certaines informations, données, idées et implications.

De nos jours, écrit Robin Kinross, on appellerait cela simplement du “design”, même s’il s’agit de “design” dans un sens bien particulier.

Les différents chapitres du livre de Marie Neurath et Robin Kinross nous aident à mieux comprendre de quel design « bien particulier » il est question. Leur ouvrage est une présentation condensée des principes fondamentaux du travail de création et de transformation des diagrammes Isotype. Le Transformateur s’articule donc autour d’un essai de Marie Neurath, la femme d’Otto, qui fut la principale transformatrice de l’Isotype. En marge de son texte intitulé « “Wiener methode” et Isotype : mon apprentissage et ma collaboration avec Otto Neurath », on peut lire trois autres articles écrit par Kinross sur le travail de transformateur, l’Isotype et la vie de Marie Neurath.

Si c’est généralement l’ingénieur écossais William Playfair qui est « reconnu comme le père fondateur de la présentation graphique de données statistiques » en publiant, dès le 18e siècle, les Tableaux d’arithmétique linéaire ou encore les Éléments de statistique, il faut attendre le 19e siècle pour que la statistique graphique se généralise. Robin Kinross nous explique que deux facteurs sont alors essentiels à l’époque : le développement de la statistique en tant que moyen d’investigation et de connaissance ainsi que la diffusion accrue des images rendue possible par les nouvelles techniques d’imprimerie. De la sorte, si l’intérêt pour la statistique graphique d’Otto Neurath et de ses principaux associés, sa femme Marie Neurath et le graphiste Gerd Arntz, n’est pas totalement nouveau dans les années 1920, leurs travaux cependant sont très inventifs et originaux.

Contrairement aux travaux de chercheurs comme Michael George Mulhall, auteur en 1883 du Dictionary of statistics, les réalisations graphiques d’Otto Neurath et ses associés sont d’une grande clarté. Il existe deux types de présentations graphiques : « [celles] qui ont pour but d’aider les statisticiens spécialistes à analyser leurs données [et celles] qui visent à aider un plus large public à comprendre certaines informations quantifiées. L’Isotype appartient en toute connaissance de cause à la seconde catégorie : c’est cet objectif d’intelligibilité qui motiva le choix d’utiliser des pictogrammes plutôt que des moyens graphiques non iconiques ». Cet objectif d’intelligibilité est essentiel pour Otto Neurath : Marie Neurath affirme que les diagrammes ne devaient exclure personne et offrir plusieurs niveaux de compréhension. Il s’agissait d’inscrire l’Isotype dans la « perspective séculaire de la communication visuelle humaine » et non pas simplement européenne ou nord-américaine.

Le texte de Marie Neurath regorge d’exemples très intéressants de commandes de créations de pictogrammes et diagrammes par différentes entreprises ou organismes. Otto Neurath et ses associés ont en effet travaillé pendant des années pour des éditeurs ou des musées. Les enjeux, les difficultés, les choix, les méthodes, les déceptions, les défis, etc., sont ainsi analysés. Des premières commandes (des diagrammes d’exposition montrant le nombre d’interventions de police à Vienne) aux dernières (parfois non réalisées, comme un film ayant comme thème l’histoire de la médecine) en passant par les plus réussies (comme ces diagrammes exposant les différences de développement entre quatre villes, Pékin, Damas, Rome et New York), Marie Neurath nous livre une histoire de l’Isotype tout à fait passionnante.

Otto Neurath, écrit Kinross, « avait pour habitude de se tenir informer des préoccupations de son temps – à la fois dans son travail visuel et à d’autres égards –, il se montrait aussi extrêmement indépendant et en définitive peu orthodoxe dans sa pensée, aidé en cela par ses vastes connaissances historiques ». Sûrement connaissait-il les travaux de John Wilkins, de Leibniz ou encore Joseph de Maimieux sur la pasigraphie. Quoi qu’il en soit, même si ces questionnements sont anciens, il est tout à fait possible de perpétuer l’Isotype à notre époque, non en tant que système ou méthode établie et définie, mais davantage comme une façon d’appréhender le design. À l’heure d’un regain d’intérêt en France pour les datavisualisations, l’œuvre et les réflexions de Marie et Otto Neurath peuvent être très utiles aux graphistes. « l’Isotype est un mode de pensée » écrit Kinross et l’intérêt de ce système dépasse les seuls problématiques liées aux pictogrammes. C’est le processus général de « configuration visuelle des données » qui est en jeu.

Après Neurath, des dessinateurs ou graphistes comme Harry Beck ou Jan Tschichold ont réalisé des projets proches sur plusieurs points des problématiques de l’Isotype. Robin Kinross le montre très bien dans le chapitre « Leçons d’Isotype ».
D’autres, encore plus tard, ont aussi essayé, comme Charles Bliss, d’inventer des langues idéographiques ou pictographiques universelles. On peut d’ailleurs voir jusqu’au 11 mars 2013 au Centre Pompidou le projet quelque peu « neurathien » de l’artiste chinois Xu Bing intitulé « Book From the Ground ».

Marie Neurath, Robin Kinross, Le Transformateur, Principes de création de diagrammes Isotype, B42, 2013.

POUR ALLER PLUS LOIN :

De la beauté des données

[1Doctrine selon laquelle toute la connaissance vient de la science et de l’expérience sensible.

[2On peut lire à ce propos Louis-Jean Calvet, Pour et contre Saussure, éd. Petite bibliothèque Payot, Paris, 1975, p. 64. Et plus généralement sur les langues universelles le livre d’Umberto Eco La recherche de la langue parfaite, éd. du Seuil, Paris, 1994.

texte : creative commons

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