« La mort est souvent une grande alliée du kitsch. Pourtant, elle fut pendant longtemps l’alliée de l’art : qu’on pense aux Danses macabres médiévales peintes à la fresque sur les façades des églises et des cimetières gothiques, aux représentations baroques même les plus funèbres comme la Luisa Alberoni ou la Sainte Thérèse du Bernin, à tant d’images monstrueuses des cathédrales françaises et nordiques. Et si l’on ne se situe plus au niveau de l’art proprement dit, qu’on songe aux milliers de squelettes du couvent des Capucins à Palerme, aux galeries garnies de cadavres momifiés, à tant d’autres images de la mort… pas toujours agréables, certes, mais n’ayant aucun rapport avec le kitsch.
Mais aujourd’hui (et déjà hier), on assiste à une marée de « vilaines morts », de morts qui se pâment, de morts caramélisées, édulcorées, drapées de sentiments et de pathos. La mort travestie en vie ; la mort occultée, adultérée, « masquée ».
Les divers aspects du kitsch mortuaire se développent de manière inexorable de cimetière en cimetière : des entrepreneurs de pompes funèbres européens aux Funeral Houses des États-Unis ; du Campo-Santo de Staglieno à Gênes au fameux cimetière de Forest Lawn ; du Père-Lachaise au célèbre cimetière des chiens de San Francisco… Tout le monde connaît les forêts de statues réalistes et « douloureuses » de nos grandes nécropoles, les chapelles mortuaires, les monuments tels que temples, galeries, dolmens et menhirs modernes, etc.
Le fameux cimetière de Staglieno à Gênes, où l’on peut admirer ce chef d’œuvre de l’art funéraire, est l’un des plus riches du monde en invraisemblables allégories mortuaires.
Les chiens eux aussi, surtout s’ils sont de sang royal, rêvent immobiles sur leur monument funéraire, le regard perdu dans l’infini.
Pourtant, autrefois, la mort portait témoignage des plus hautes manifestations de la civilisation : tel est le cas des nécropoles étrusques, des immenses tombes pharaoniques de la culture égyptienne. Mais c’est qu’alors la mort était étudiée, respectée et peut-être aimée ; en tout cas elle était « prise au sérieux » ; tandis que de nos jours elle est domestiquée, camouflée et, surtout, contrefaite. Voilà pourquoi toutes les « œuvres d’art » qui, année après année, envahissent nos cimetières – et trouvent même, qui sait, un critique « d’art » pour faire leur éloge dans le quotidien local – sont décidemment kitsch.
Citons, par exemple, le monument qui nous montre le père et le fils grandeur nature en train de dire adieu à la mère disparu ; le vase d’albâtre à côté de la colombe de marbre ; le portrait d’un grand monsieur moustachu flanqué d’une figure équivoque à demi-nue, sans doute celle d’un ange (et comme on le sait, sur le sexe des anges, il vaut mieux ne pas s’interroger)…
Les deux jeunes fils de la « chère défunte » déposent des fleurs de plastique sur la tombe monumentale à laquelle on accède en foulant un tapis de bronze.
L’austérité de ce monsieur moustachu est protégée par l’aile d’un personnage équivoque et demi-nu… (peut-être angélique ?)
Il est triste de constater que c’est seulement dans de vieux cimetières abandonnés – qu’ils soient chrétiens, musulmans, juifs ou protestants – qu’on peut trouver quelque modeste image sacrée, quelque décoration artisanale qui ne soit pas kitsch…
Alors que l’immense majorité des tombes modernes – qu’il s’agisse de fastueuses chapelles nobiliaires, comme gonflées de l’outrageuse présomption de vaincre la mort par la richesse, ou au contraire des pauvres plaques fixées sur les casiers des columbariums, mais néanmoins ornées de quelque guirlande ou d’un portrait sur émail du défunt – semblent avoir pour seul fin de rendre au disparu un ultime hommage du mauvais goût.
Peut-être ce mauvais goût, éthique et esthétique, a-t-il commencé à s’infiltrer dans le rituel mortuaire au moment où s’est perdu le « respect » pour la mort elle-même : perte de respect due d’une part à l’affaiblissement des liens affectifs et au relâchement de la cellule familiale, d’autre part à un détournement du véritable sens de la mort, cette dernière étant « contrefaite » sous un masque pieux en apparence, mais en réalité pharisien.
Preuve en soit que le comble du kitsch mortuaire se trouve indubitablement dans le pays qui se proclame le plus religieux du monde (ou du moins extrinsèquement dévot), à savoir les États-Unis. En contre-partie, une dignité authentique, authentique du moins en ce qui concerne les rites mortuaires traditionnels, subsiste dans certains pays sous-développés et archaïques, où la civilisation technologique n’a pas encore totalement supplanté l’activité artisanale autochtone.
L’image de la mort a, de toute évidence, besoin de rigueur et de sévérité, de candeur et de putréfaction, d’albédo et de nigredo (pour recourir au vocabulaire de l’alchimie).
Elle doit éviter à tout prix les demi-teintes, le rose et le bleu ciel, les ailes d’angelots, les cheveux défaits… et surtout une technologie stérilisée, étrangère à toute véritable participation éthique. »
Souvenirs mortuaires : on admirera les edelweiss, la tête de mort… et l’exaltation du travail agricole, thèmes récurrents dans l’iconographie de la mort.
Pour éviter le kitsch mortuaire édulcoré et drapé de sentiments, l’architecte a orné cette « simple » tombe de décorations inspirées du cubisme et chargées du symbolisme de l’au-delà. L’effet est-il meilleur ?
Gillo Dorfles, Le kitsch, un catalogue raisonné du mauvais goût, éditions Complexe, 1978 (1968), traduit de l’italien par Paul Alexandre, p. 141-145. [« La mort »].