Grafik Tasarım

Article écrit et propos recueillis par Laura Truxa.

Alors que le monde de l’art contemporain a depuis quelques années les yeux tournés vers Istanbul, la scène internationale du design y a inauguré en 2012 un nouveau grand raout bi-annuel. Ouverte à "toutes les disciplines des industries créatives", la Biennale de Design d’Istanbul organisera en cet automne 2014 sa deuxième édition. Cependant, malgré cet engouement manifeste, force est de constater qu’un des champs du design turc semble encore peu s’exporter. Contrairement à l’architecture ou au design d’objet, le design graphique reste effectivement très peu connu à l’étranger.

Lorsque nous rencontrons Christopher Çolak, graphiste et typographe stambouliote, il mène de front un poste de directeur artistique en agence, un projet de fonderie et une thèse portant sur l’évolution des usages typographiques dans les médias imprimés, en Turquie, à partir des années 1950.

"Si personne ne connaît l’histoire du graphisme turc, c’est parce qu’elle n’a pas encore été écrite. C’est notre principal problème. Certains affirment que nous n’avons pas d’Histoire parce que le design a principalement été copié sur l’Ouest. Mais je n’y crois pas : nous avons un style tellement intéressant et éclectique !"

Photos : Christopher Çolak

Istanbul a connu, au cours des siècles, une telle quantité d’influences culturelles que les énumérer relève presque du défi. C’est cet héritage unique au monde que Çolak aspire à revisiter avec sa fonderie Istambulin. Poursuivre ce projet, ainsi que celui de sa thèse, en dépit du manque de documentation disponible, le mène à arpenter les rues de la métropole et à se plonger dans les archives.

Okay Karadayilar est un designer graphique qui collabore principalement avec la scène artistique et le milieu culturel d’Istanbul. Si l’on déplore ne rien connaître de l’histoire du graphisme turc, il répond immédiatement que c’est parce qu’il n’y a pas grand-chose à connaître.

"Il y a peu de documentation et peu d’intérêt pour quelque chose comme ça en Turquie. (...) Notre République est relativement jeune, pas même cent ans, et elle a été construite sur un refus complet de l’histoire qui la précédait. On se débat encore avec ça. En parallèle, il faut une économie florissante pour voir se développer le design. Chose que nous n’avons pas eu pendant longtemps."

Sans compter qu’en 1928, dans le cadre d’un gigantesque programme de réformes, a lieu la "Révolution des Signes" qui interdit l’usage de l’alphabet arabe pour transcrire le turc, et le remplace par le latin. En bref, alors qu’ailleurs le Bauhaus battait son plein, la Turquie avait d’autres préoccupations. Karadayilar remarque d’ailleurs opportunément :

Une en turc ottoman du journal Servet-i Fünun, avril 1908

"C’est bizarre, mais nous n’avons pas eu de véritable modernisme ici."

Le département de graphisme de l’Université Marmara a été fondé par des enseignants du second Bauhaus, et la plupart des autres formations similaires se sont calquées sur un style d’enseignement européen, à l’allemande ou à la française. On comprend que ce contexte n’ait pas favorisé l’émergence d’un design graphique spécifiquement turc.

Affiche promouvant la Révolution des Signes, représentant Atatürk en train d’enseigner l’alphabet latin à une fillette. İhap Hulusi Görey, 1932

"Nous avons besoin de connaître notre histoire, d’aligner toutes les affiches et de les analyser ensemble" explique Christopher Çolak, "mais nous n’avons pas d’archive de ce genre en Turquie. Il nous faut un cadre de référence." Construire ensemble cette histoire renforcerait ainsi la scène du graphisme turc, en lui permettant de définir son identité — dans la mesure où l’on peut parler de design en termes strictement locaux.

Consolider la scène paraît également être une priorité lorsque l’on écoute Sarp Sozdinler, jeune graphiste qui a ouvert début 2014 son studio et prépare, lui aussi, le lancement d’une fonderie typographique. "Quand on pense au champ du design graphique en Turquie, on peut citer des individus, quelques studios. Mais il n’y a jamais d’interconnections. Les gens ne collaborent pas, ou plutôt ne se réunissent pas. En une année à Istanbul, je ne peux penser qu’à deux ou trois événements liés au design."

Sozdinler a étudié un trimestre à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, en Autriche, et constate un écart avec les méthodes pédagogiques employées à l’Université Mimar Sinan, une des plus réputées pour le design graphique en Turquie. "À Vienne, les étudiants travaillent tous ensemble sur le même projet. Ou au moins par groupe de deux ou trois. En Turquie, on travaille toujours seul. Personnellement je pense qu’il est plus intéressant de collaborer."

"C’est une sorte de cercle vicieux", résume Çolak. "Tous les problèmes sont liés : nous n’avons pas de scène, pas de communauté, donc nous n’avons pas de culture du design saine. Les personnes en charge au sein des institutions culturelles pensent qu’il n’y a rien ici, elles ne font pas confiance aux graphistes turcs, et font appel à des designers occidentaux."

"Il faut que ces gens fassent preuve d’un peu de courage. Choisir [l’agence néerlandaise] Lava pour l’identité visuelle de la Biennale d’Istanbul, ça n’a rien de courageux. (...) Le gouvernement ne soutient pas le design. Il n’y a presque pas de subventions pour la culture, c’est pourquoi il est difficile de gagner sa vie en tant que graphiste."

En effet, Sozdinler explique qu’il est compliqué pour un jeune diplômé d’échapper au secteur de la publicité, en l’absence d’institutions publiques. "Lorsqu’on débute, le seul moyen de survivre est de faire des petits jobs pour des entreprises médiocres... Je suis heureux des clients avec lesquels je travaille mais je sais que ce n’est pas le cas de beaucoup de gens."

Et Çolak de renchérir : "Si tu es un bon graphiste, tu ne vas pas avoir envie de prendre des assistants, parce qu’ils pourraient finir par récupérer ton travail. Voilà pourquoi Bülent Erkmen est toujours là, parce que jusqu’à présent personne n’a été capable de le surpasser. Mais il faut que les institutions donnent une chance aux jeunes. Je pense que le temps viendra, et d’ici cinq ans, les choses vont changer."

Bülent Erkmen serait le "plus grand designer graphique vivant" ou le "parrain du graphisme turc", selon les versions. Les affiches de cette sommité, de la même génération que Pierre Bernard, ont pu être découvertes dans les rues de Paris durant l’évènement Graphisme en France 2014. Sarp Sozdinler le cite, ainsi que Mehmet Ali Türkmen, comme l’un des graphistes turcs qu’il admirait le plus et qui l’ont inspiré lorsqu’il a commencé ses études.

Affiches réalisées par Bülent Erkmen pour Graphisme en France et pour la Biennale d’Istanbul

Esen Karol est également évoquée par tous comme une influence notable. Enseignante à l’Université Bilgi d’Istanbul, Karol organise des rencontres et tables rondes liées au design, et collecte sur un site dédié ses entretiens avec des graphistes turcs. "Je pense pouvoir sincèrement dire qu’elle est mon idole", admet Okay Karadayilar. "Elle a réussi à créer, à elle seule, un espace pour un design graphique créatif en Turquie." Bilgi propose d’ailleurs, selon lui, un programme progressif qui se démarque des autres formations en design graphique.

Affiches pour les conférences Jeff Talks, organisées par Esen Karol. Ulaş Parkan, Esen Karol, Mustafa Ercan Zırh

Avec un peu de curiosité, on réalise donc que la scène du graphisme turc est loin d’être moribonde. En quoi l’envergure modeste d’une communauté devrait-elle affecter la qualité des pratiques individuelles ? Au contraire, les productions turques, passées comme contemporaines, semblent présenter une intéressante diversité. Une impression renforcée par les anecdotes historiques de Christopher Çolak, qui s’enthousiasme pour le patrimoine vernaculaire, notamment la tradition des enseignes peintes à la main, ou encore pour le subtil métissage graphique qui a fait suite à la latinisation du turc.

"À vrai dire, la Révolution des Signes n’a pas été un changement énorme, parce que les gens éduqués d’une part et la plupart des minorités non-musulmanes de l’autre, connaissaient déjà l’alphabet latin. Et on a réalisé qu’elle n’a pas eu de véritable impact sur le taux d’alphabétisation. (...) Je dirais que le style visuel turc est issu d’un point de vue oriental qui a évolué sous des exigences esthétiques occidentales. Même dans nos scriptes latines, on peut voir certaines courbes inspirées de l’arabe. À l’époque, les gens y étaient habitués, ils ont donc adapté ce qu’ils savaient faire."

Adaptations des traditions graphiques turques par Emin Barin

Un des meilleurs exemples de ce phénomène est Emin Barin, calligraphe et graphiste formé à Leipzig pendant l’entre-deux-guerres, qui a même pratiqué le Hat, la calligraphie traditionnelle turque, en version latine. Les lettrages d’İhap Ulusi Görey, grand affichiste et illustrateur turc des années 1930, trahissent eux aussi les diverses influences de ses études en Allemagne, de ses débuts professionnels en Turquie et peut-être même de sa jeunesse en Égypte.

Affiches réalisées par İhap Ulusi Görey

Étiquette réalisée par İhap Hulusi Görey en 1929 pour une célèbre marque de Raki, toujours en usage près d’un siècle plus tard

Cet héritage reste néanmoins peu connu. "Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas enseignées" remarque Çolak. "Par exemple, la plupart des étudiants des universités Mimar Sinan ou Marmara ne connaissent pas Sait Maden, qui fut pourtant le designer éditorial le plus prolifique de la Turquie." Le problème du design graphique turc ne serait ainsi pas son inexistence mais bien un manque de reconnaissance, tant pour les maîtres du passé que pour les jeunes studios émergents.

À lire entre les lignes, on se demande si les graphistes turcs ne sont pas plus sévères avec leur propre communauté qu’il ne le faudrait. Indubitablement, mettre en place des espaces de discussion et de réflexion pour définir collectivement un design graphique turc ne peut être qu’une initiative positive. Et on ne peut nier les contrariétés liées à un contexte où le travail en agence de publicité constitue le seul débouché possible, ou presque, à des études de graphisme. Mais une grande part de ce que déplorent Christopher Çolak, Sarp Sozdinler et Okay Karadayilar — difficultés économiques, compétition, absence d’intérêt pour la discipline et son passé — constitue peut-être moins le fardeau de la scène turque que les répercussions d’une conjoncture internationale. D’autant qu’il serait un peu expéditif d’idéaliser la situation des designers en Europe, où vivre du "graphisme culturel" est très loin d’être à la portée de tous.

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Texte : creative commons

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