Vue d’Europe, Istanbul apparaît depuis juin 2013 comme le lieu d’une nouvelle effervescence sociale et culturelle. Les événements du parc Gezi ont attiré l’attention internationale sur la métropole turque, qui se taille depuis plusieurs années une place de choix aux côtés des grands carrefours créatifs internationaux. Mais réduire la ville à l’étiquette de "nouvelle Berlin" camoufle une situation plus complexe qu’il n’y paraît.
Image de une : Cevdet Erek, Alt Üst, 2014, Spike Island, Bristol. Gif de Stuart Whipps.
Au début de la décennie actuelle, le développement de la scène artistique en Turquie a fait parler les observateurs étrangers. Un nombre croissant d’artistes produisant dans ce pays, tels que Cevdet Erek ou Ahmet Öğüt, ont atteint une renommée internationale. Le district de Beyoğlu, sur la rive européenne de la ville, s’est en quelques années couvert de galeries — un phénomène par ailleurs inscrit dans un important processus de transformations urbaines —, suite à l’ouverture en 2004 du musée Istanbul Modern. Ces bouleversements ont été interprétés comme le signe d’un boom artistique et culturel. Pour mieux comprendre la situation actuelle, nous sommes allés à la rencontre de deux actrices de la scène artistique stambouliote.
Özge Ersoy, curatrice de formation, gère la programmation de la galerie Collectorspace, qui présente, à deux pas de la place Taksim, des pièces issues de collections privées.
"Quand on pense aux collectionneurs d’art, on imagine tout de suite le marché, les enchères... on aimerait inverser cette manière de penser et partir d’une seule œuvre d’art, comme point d’entrée pour penser et questionner une collection."
Selon elle, si l’on souhaite parler d’épanouissement de la scène artistique turque, c’est aux années 1980 et 1990 qu’il faut se référer. À l’époque, en l’absence de réelles institutions, production artistique et expositions s’organisaient de manière informelle.
Photos : Sevim Sancaktar.
Si la donne a changé ces dix dernières années, c’est en termes de visibilité offerte au travail des artistes, tant à un niveau national qu’international.
"Il y a trente ans, lorsqu’un artiste n’arrivait pas à se faire exposer en Turquie, il partait en Europe. Aujourd’hui ça n’arrive plus, parce qu’il y a des types d’institutions variés où découvrir différentes pratiques. La scène s’est développée par la diversification des lieux d’exposition, des disciplines, des ressources financières..."
En effet, les subventions publiques n’existent pas en Turquie, du moins dans le champ des "arts visuels". "À la suite des années 1980 et de l’ouverture de l’économie, les entreprises et les banques sont devenues les principaux soutiens des artistes et ont ouvert de nouveaux espaces dédiés à l’art. On peut être complètement sceptiques à ce propos, parce qu’évidemment, si quelqu’un vous donne de l’argent, il doit avoir ses motivations... Mais je ne pense pas que ce soit différent avec l’État." Conséquence logique, il n’existe pas à Istanbul de véritable musée public consacré à l’art moderne et encore moins à l’art contemporain. L’Istanbul Modern et toutes les autres structures de moyenne ou grande envergure appartiennent à des fondations privées. Ainsi le SALT, un centre culturel ouvert en 2011 et internationalement acclamé, est-il financé par la deuxième banque du pays.
En parallèle se sont multipliées les galeries commerciales. Et si certains artistes pourraient se laisser séduire et influencer par les velléités d’un marché de l’art si rapidement apparu, leur pratique ne peut, selon Ersoy, s’inscrire dans la durée. Elle déplore bien sûr le comportement de jeunes diplômés pour qui le succès se résume à être signé par une galerie et à vendre leur travail à bon prix. "Mais ne diabolisons pas le marché : aujourd’hui, il est possible de devenir un "artiste professionnel", de se consacrer uniquement à sa production. C’est un développement important pour les artistes vivant en Turquie".
Au final, Özge Ersoy semble donc voir cette récente évolution d’un bon œil. "L’intérêt du marché de l’art international pour la Turquie ne peut pas durer. Mais ce qui compte, c’est que la production, les modes d’exposition et de contextualisation des œuvres changent. Et bien sûr, ce qui fait évoluer une scène artistique, ce sont avant tout les artistes eux-mêmes et leur pratique".
Toutefois, la situation ne met pas tout le monde d’accord. Merve Kaptan est une artiste turque diplômée de la Central Saint Martins, qui a ouvert en 2011 le project space Torna. À la fois lieu d’exposition indépendant et librairie d’éditions d’art, cet espace hybride dénote dans le quartier asiatique de Kadıköy, loin des vernissages branchés de la rive européenne.
"Je n’ai jamais apprécié l’aspect commercial de l’autre rive. Mais en m’installant ici, je ne comptais pas en faire un manifeste. Mon but était de créer un espace qui puisse aider ma propre pratique et d’inviter des artistes avec qui j’aurais plaisir à collaborer. Ceci dit, en trois ans, il est certain que Kadıköy a beaucoup changé. Il y a aujourd’hui de nombreux espaces de création, des ateliers. Malheureusement il existe très peu de lieux similaires à Torna, réellement dédiés à l’art contemporain — et ce, même sur la rive européenne. En fait, je ne pense vraiment pas qu’il y ait une "scène artistique" qui se développe à Istanbul."
Kaptan explique que le fleurissement des galeries commerciales n’équivaut pas à ses yeux à une scène artistique. Les initiatives créatives contemporaines se feraient encore trop rares. "Ça peut sembler vraiment snob mais... une bonne présentation de diplômes à Londres reste meilleure qu’une exposition dans une grande galerie à Istanbul. Il est bien sûr possible de voir des belles pièces par des artistes turcs, pourtant les galeries ne leur rendent pas forcément justice. Je ne vois pas pourquoi la scène artistique d’Istanbul est tellement à la mode. Il n’y a rien d’unique, et quasiment rien qui bouge."
Photo : Ali Taptik.
Photo : Laura Truxa.
Photo : Merve Kaptan.
Un des principaux problèmes qu’elle soulève est la tendance des artistes à se conformer à ce que le marché de l’art international attend d’eux ; ou plutôt, celle du marché, du public et des curateurs à rechercher toujours le même type d’œuvres. "Ce sera plus excitant pour les lieux d’exposition de présenter ton travail s’il aborde certains thèmes, comme la situation politique actuelle ou la condition féminine. Je ne suis pas contre, et tant mieux si des artistes traitent de ces sujets. Mais la plupart du temps, ça répond à un regard extérieur complètement orientaliste."
La question de l’orientalisme et du regard occidental revient dans nombre de conversations. "Je pense que le problème en Turquie, c’est que la notion de "culture" a toujours signifié "la manière européenne de faire les choses" et ce pour les cent dernières années", explique Kaptan. "Si tu ne l’apprécies pas, tu es considéré comme arriéré. Nous sommes encore coincés dans cette dualité." Selon elle, même les productions d’art contemporain se calquent sur un standard européen. Formée à Londres, elle est consciente de l’ironie de sa position.
"Par exemple, les Britanniques produisent un certain type de travail, qui leur est propre, c’est leur identité. Mais si on me demande ce qu’est l’art turc ? Je ne sais pas."
Il serait facile d’imaginer les manifestations de l’été 2013 et le développement de la scène artistique comme deux symptômes différents d’une même mutation culturelle.
Quelques semaines passées à Istanbul suffisent cependant à convaincre qu’un tel a priori reste superficiel, voire quelque peu naïf.
Ersoy déclare ne pas voir de lien direct entre ces deux évènements. "Pour moi, ce qui a été important avec Gezi c’est que ça a vraiment ouvert la question de l’espace public", au sens géographique ou non. "Il peut s’agir du parc, de la place Taksim, de l’État ; ou il peut s’agir d’une institution culturelle, voire d’une collection privée. Qu’est-ce qui les rend publiques ? Les artistes ne sont pas si différents du reste de la population et cette question les touche aussi, elle change la manière dont ils perçoivent leur travail et les institutions. (...) Je fais confiance à la prochaine génération pour exploiter nos ressources culturelles avec bien plus de jugeote, et penser à d’autres modes de production de savoirs. Si ces gens arrivent à créer des formes différentes d’espaces civiques, alors c’est tout ce qui compte."
Ce qui attend la scène artistique turque dans les années qui viennent reste incertain. Mais observer les personnes concernées, en débattre, se poser des questions et développer des opinions si radicalement opposées, est à notre sens la meilleure preuve que la culture, en Turquie, est tout sauf endormie.