JOSÉPHINE IS SURFING

Propos recueillis par Mathilde Sauzet.

Interview de Joséphine Kaeppelin, artiste. Août 2011.

Imaginons une plage de l’Atlantique. Des dizaines de sportifs estivaux barbotent en uniforme néoprène le long de la côte agitée. Les vagues se forment et se brisent sans cesse. Ils guettent « la bonne » : celle avec laquelle il faudra composer les fameuses attitudes du surfeur. Joséphine Kaeppelin, jeune artiste sélectionnée au summer camp de Strabic, nous confie ses secrets de la glisse technologique. Elle compose au fil des questions de cet entretien des bribes d’errance pour nous exposer que surfer c’est déjà se mouiller.

De la mer au web, quelles sont les similitudes entre les deux activités du surf contemporain ? Certaines définitions françaises décrivent le surfeur comme celui qui « se laisse porter par une conjoncture favorable et adapte son comportement aux circonstances ». Joséphine, selon ta pratique singulière de surfeuse, comment perçois-tu cette définition ?

Cette définition de « surfer » fait écho à ma pratique du dessin. Je pense notamment aux dessins exécutés sur le logiciel de traitement de texte Microsoft Word. Quelques années auparavant, je me souviens avoir beaucoup dessiné sur le Minitel. Taper en cadence sur une touche. Construire une trame. Puis, taper sur une autre touche – alternativement – : la forme révélée apparaît par contraste suivant l’avancement des lignes successives.
De gauche-------------------------------------------------- à droite.

Cet environnement assez contraignant m’oblige à préciser mes intentions et à condenser mon geste pour atteindre une image choisie. Je tente à la fois de maîtriser et de contrarier le programme afin d’obtenir des images sensibles et dont je sois l’auteur. Limiter ma technique, contraindre mon geste pour en retirer un essentiel humain, voir mélodique. Il faut peu de chose pour passer du « à cause de la technique contraignante » au « grâce à cette contrainte » !

Prenons « l’image-note » ci-dessous, communiquée il y a quelques jours lors de nos premiers échanges sur ton travail et sur ta manière de penser le surf sur Internet comme une errance.

Cette image illustre ta perception de cette errance technologique. Son commentaire fut celui-ci : « l’impression d’être coincée et de pourtant tout de même avancer ». Peux-tu revenir sur ces formulations ? Peux-tu développer ta pratique du surf comme une errance ?

L’errance et le surf ont en commun le hasard et la promenade, pour autant je préfère parler de ma pratique de surfeuse comme une errance. Errer sur Internet a été, à un moment donné, inconscient et subi, un peu comme une forme de désœuvrement. À partir du moment où j’en prends conscience et que j’ai la volonté d’aller « errer » sur le Net, cela change tout. Être consciente de l’errance entreprise, c’est être à même d’en comprendre les enjeux, les raisons et le contexte qui me poussent à le faire. Je suis en position d’agir.

Après une matinée devant l’écran, rare est celui qui, ayant dérapé sur une page Google, ne reprend pas ses esprits avec l’exclamation : « Mais comment ai-je pu perdre autant de temps sur le Net ?! ». Conscient ou non, ce glissement chronophage sur la Toile nous devient de plus en plus naturel. Non plus comme une perte de temps, il nourrit maintenant en partie notre culture. T’est-il à toi, dans la création, nécessaire ? Tes errances sur Internet sont-elles de l’ordre d’un divertissement, d’une collecte, de l’inspiration ou de la contemplation ?

En utilisant Internet, j’ai parfois le sentiment d’une immense frustration, l’impression de me faire duper par des outils comme Facebook, Google, mon compte mail, etc., car ils « phagocytent » mon temps plus qu’ils ne le rendent constructif. Sentiment étrange ressenti sur le Web que d’être tour à tour esclave des technologies et manipulatrice/utilisatrice de celles-ci. Cette impression m’est aussi désagréable que le serait celle de recevoir une gifle de mes parents à 20 ans, alors que je pensais pouvoir enfin décider de ma vie.

Aujourd’hui, pour moi, errer sur Internet n’est plus de l’oisiveté mais plutôt un état d’esprit particulier qui me permet d’être en position de recevoir sans me soucier d’une quelconque productivité ou efficacité. Mes errances d’internaute ne sont pas de l’ordre de la collecte. Je ne rapporte rien de mes balades sur le Web si ce ne sont des émotions, des ressentis et des expériences qui vont par la suite nourrir ma réflexion sur l’errance. Ces balades sont contemplatives. Je prends le temps de contempler au lieu de perdre mon temps à…

Je me permets d’évoquer le documentaire d’Agnès Varda Les Glaneurs et la Glaneuse car tu envisages également l’errance comme une forme de résistance à ces programmes globaux appliqués à la société. Quelles sont les motivations de tes glanages ? Qu’est-ce que l’errance te permet de choisir et de t’approprier dans la masse d’informations imposées ?

J’ai pu établir par exemple, grâce à un logiciel minimal d’édition de texte téléchargé gratuitement, mon propre programme. Ayant en tête de retranscrire mes errances sous la forme d’un site Internet, je me suis mise de l’autre côté de l’écran cette fois ci. Regarder ce qu’il y a derrière un programme, ce qui ordonne les pages web, c’est déjà un peu résister, ne pas juste consommer en fermant les yeux.

Le dessin_site_n°01, situé à l’adresse suivante www.lllllllllllllllllllll.com, invite à se perdre. En naviguant, on ne sait pas où on est, d’où on est parti, où on va. Cet espace de navigation invite à la balade numérique, à faire l’expérience d’une errance. Prenant volontairement une forme minimale rappelant les débuts d’Internet, mon but était de me focaliser sur l’expérience de balade en elle-même. Le dessin_site_n°01 reflète et amplifie des expériences d’errances contemporaines sur le Net dont j’ai pu faire l’expérience. Il invite à en prendre conscience.

La genèse même des sites d’Internet par programmation peut sembler opposée à l’idée d’errance. Car si l’errance ressemble parfois à la liberté, elle ne se conçoit pas sans son lot de contraintes, spontanées et paramétrées. Si surfer, c’est se laisser glisser et profiter des circonstances, la spécificité du « surf technologique » consiste dans le fait de ne pas toujours revenir vers la plage ! L’errance mentale que propose Internet peut-elle, selon toi, nous emmener loin ? Quelles peuvent être les limites à ces dérives virtuelles ?

Mon intention d’errance sur le Net, c’est projeter des déplacements hasardeux. J’imagine un espace de déambulation et de contemplation tout en étant physiquement assise sur ma chaise. Dire que « je veux errer dans un ordinateur », c’est faire un effort d’imagination pour me projeter dans un espace qui n’en n’est pas un.


Et si contempler, c’était déjà résister ?


Pour en voir plus :

Joséphine Kaeppelin au summer camp de Strabic
Le site de Joséphine Kaeppelin


Texte : creative commons - Illustrations : © Joséphine Kaeppelin.

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