VOIR LE VOIR
Un imagier de John Berger

Écrit par Loup Cellard. Photographies de l’auteur.

Les Éditions B42, fer de lance pour l’établissement en France d’une culture critique du graphisme, rééditent un petit classique de l’analyse visuelle : le Ways of Seeing de John Berger.

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John Berger déchirant violemment une peinture au début de la première émission Ways of Seeing (voir vidéo plus bas).

Didactique comme un manuel scolaire, radical comme un manifeste, Voir le Voir est un livre dont on doit se saisir pour étudier les tours et détours des images. Dans le désordre, quelques-uns de ces enseignements pratiques : les images fixent l’éternité des figures et nous situent dans le monde, elles nous permettent d’accéder à la singularité de l’autre, le contexte d’inscription de l’œuvre influence notre interprétation de celle-ci, regarder les images en face c’est sélectionner puis exclure une partie du monde à travers un cadre...

L’ouvrage est une belle réussite transmédiatique puisqu’il est issu d’une série de films de la BBC, un exemple novateur de collaboration transdisciplinaire entre John Berger (écrivain et critique d’art), Sven Blomberg (peintre et sculpteur), Chris Fox (critique d’art), Michael Dibb (producteur à la BBC) et Richard Hollis (graphiste). Depuis sa sortie en 1972 chez Penguin Books, et sa première traduction en france en 1976, le livre a joui d’une notoriété certaine chez les graphistes pour sa dénonciation des mensonges publicitaires et pour son étonnante composition texte-image. La présente édition est composée dans une graisse épaisse de l’Univers Linotype (Adrian Frutiger pour Deberny&Peignot) qui assure une continuité parfaite avec l’ensemble des images en noir et blanc. Le livre est structuré en deux types de contenus alternés : un essai thématique sur l’art vient d’abord, puis un carnet d’images illustre ce commentaire. Les sujets traités vont de la la peinture à l’huile jusqu’à la publicité en passant par la politique culturelle, les représentations du féminin et le colonialisme.

Les illustrations tantôt illustrent, décalent ou rentrent en confrontation avec le texte dans un souci pédagogique exceptionnel. On peut y voir ici la contribution du graphiste Richard Hollis qui a su traduire les films de la BBC (une suite d’images en mouvement, de la mise en scène, de la rhétorique et du temps pur qui s’écoule) en matières graphiques (un objet lu et vu avec une forme fixe, une composition en double page avec texte et images).

Un programme politique caché au cœur des images

La maxime du livre répétée maintes fois, " le voir précède le mot ", préfigure un programme politique et esthétique que l’on a pu retrouver récemment dans Film Socialisme (2010) de Jean-Luc Godard :

Extrait de Film Socialisme, Jean-Luc Godard, 2010. Ce passage est dit par la fille de la famille Martin.

” Avoir vingt ans, avoir raison, garder l’espoir, avoir raison alors que votre gouvernement a tort, apprendre à voir avant que d’apprendre à lire. Trop cool. ”

Dans le film de Godard, ce programme politique est celui d’une jeune fille, c’est-à-dire celui de toute la jeunesse à qui Godard conseille de vivre dans la virtuosité des images de l’art, seules aptes à nous rendre vivant dans le temps présent, loin d’un barbare passé et d’un avenir incertain, loin des pièges de l’écriture et de la pensée. Sans la formuler aussi subtilement que Jean-Luc Godard, semblable est la leçon de John Berger.

Si ce premier programme politico-esthétique s’avère particulièrement séduisant, le livre faiblit par de nombreux éléments de critique sociale véritablement dépassés, un féminisme déplacé et une vision nostalgique de l’art. L’auteur reprend dans le livre des tableaux statistiques du sociologue Pierre Bourdieu afin de dénoncer les inégalités d’accès à la culture entre les différentes classes sociales. Si les thèses de Bourdieu restent confortées par les récentes études [1], le paradigme dominants/dominés n’est plus valable face à la montée des industries culturelles, la hausse de l’éclectisme culturel [2], la mobilité sociale, et les nouveaux modes de fabrication/dissémination de la culture (culture du peer-to-peer, essor d’une économie de la contribution [3]).

Ce discours a largement été discuté et replacé dans l’histoire esthétique et politique du XXe par le philosophe Jacques Rancière, en particulier dans Le Spectateur émancipé (2008) et Le Destin des images (2003) publiés chez La Fabrique.

Tout le premier chapitre est dominé par une nostalgie de l’art, celle de l’unicité de l’œuvre et de la signature de celle-ci par un auteur définitif. Les auteurs font allusion à la thèse de Walter Benjamin sur la perte de l’aura de l’œuvre d’art causée par les nouveaux moyens de reproductibilité technique que sont la photographie puis le cinéma. Malheureusement, les auteurs soutiennent cette vision de l’art et de la technique sans pour autant montrer ce que cette reproductibilité technique a permis esthétiquement et politiquement.

Une entreprise de démystification de notre rapport aux images

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Sur la page de gauche, une star perdue dans ses pensées est regardée par un bel homme à la fenêtre d’une voiture, au-dessus d’elle, une cuisinière, le visage caché, exécute sa besogne sous des posters publicitaires. Sur la page de droite, des mannequins de vitrines se dévorent des yeux au-dessus d’une couverture de Paris Match.

De par l’originalité des rapprochements esthétiques qu’ils produisent, les feuillets d’images s’avèrent souvent bien plus intéressants que les commentaires écrits. Ces rapprochements sont de deux natures : des montages dialectiques [4] dénonçant les faux-semblants ou les inégalités sociales cachées dans la beauté plastique des œuvres, et des analogies formelles révélant la permanence des figures à travers les âges et les techniques artistiques.

André Malraux, Le Musée Imaginaire, premier tome de La Psychologie de l’art, Gallimard, 1947.

Un art du montage qui tient d’un côté du cinéma militant (Eisenstein, Vertov, Marker, Godard) de l’autre d’un mélange entre le cabinet de curiosités, l’art brut ou Le Musée Imaginaire d’André Malraux. Dans cet essai de 1947, Malraux invente l’album d’art photographique en juxtaposant côte à côte des reproductions d’œuvres ayant des similitudes visuelles. Le style, la nature ou la provenance des œuvres appartiennent à toutes les cultures et proviennent de tous les continents.

Comme dans Le Musée Imaginaire, les auteurs de Voir le Voir ont tenté avec ces feuillets d’images de réaliser une histoire de l’art par le visuel, déchargée des affres du discours et en adéquation avec la maxime du livre : cerner le ” voir ” avant le ” mot ”.

p. 30.

”Adultes et enfants ont parfois dans leurs chambres ou dans leurs salons des panneaux sur lesquels ils accrochent des morceaux de papier : lettres, photos, reproductions de tableaux, coupures de journaux, dessins originaux ou cartes postales. Sur chacun de ces panneaux les images appartiennent au même langage, et ont plus ou moins le même statut en son sein car elles ont été choisies de manière très personnelle pour traduire et exprimer l’expérience de l’occupant de la pièce. Logiquement, ces panneaux devraient remplacer les musées.”

Dans une version bien plus kaléidoscopique, polémique et personnelle, Jean-Luc Godard réalisera cette synthèse entre André Malraux et John Berger dans sa grande entreprise de films que furent Les Histoires du Cinéma (1988-1998). Comme John Berger, Godard voulait révéler la migration des signes et des formes à la fois entre les périodes historiques et l’hétérogénéité des différents médiums visuels. Si Berger utilisa le livre imprimé et la composition en double page pour arriver à ses fins, Godard se tourna vers la vidéo et le montage électronique. Lointain héritier de ces auteurs, l’îcone des nouveaux médias Lev Manovich reprend cette tradition en cartographiant les similitudes de formes dans la création contemporaine à partir de grands ensembles de données. Il fonde alors en 2007 un nouveau champ de recherche : les Cultural Analytics.

Malgré un fond de critique sociale éloignée de notre époque, Ways of Seeing entrevoit des pistes intéressantes pour étudier ce qu’il y a de commun dans les images, ce qui unit et écarte peinture et cinéma, publicité et graphisme, anciens et nouveaux médias. L’entreprise de John Berger est une forme de désacralisation de notre rapport aux images : si l’on peut révéler la beauté d’une forme dans un art noble (la peinture, le cinéma) comme dans une image de communication (la publicité, le flux télévisuel) alors la hiérarchie entre art légitime et non-légitime s’amenuise.

Détachées de leur contexte d’origine, on peut apercevoir la solitude des images dans l’immensité de l’histoire de l’art et dessiner sur une carte, les coordonnées de leurs mouvances.

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[1Comme le montre le sociologue Olivier Donnat dans l’étude Pratiques Culturelles, 1973-2008. Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales : “ aucune [pratique culturelle] n’a connu un élargissement significatif du noyau des habitués”, p. 5.

[2Depuis les années 1980, les thèses de Bourdieu sur la reproduction sociale et la théorie de la légitimité culturelle ont été nuancées voir contredites, notamment par Richard A.Peterson aux Etats-Unis. En France, deux visions s’opposent, alors que Philippe Coulangeon définit l’éclectisme des classes aisées comme une nouvelle forme de snobisme (et donc une nouvelle forme de domination), Hervé Glevarec insiste davantage sur le fait qu’il n’y a plus de hiérarchie entre des pratiques culturelles dites “savantes” et d’autres dites “populaires”. Il n’y aurait plus de correspondance précise entre une pratique culturelle et son appartenance à une professions et catégories socio-professionnelles.

[3Voir à ce propos, la philosophie de Bernard Stiegler, et la prospective de Jeremy Rifkin.

[4Le montage dialectique vient de la dialectique hégélienne : l’opposition formelle de deux images produit une nouvelle idée. “Mais qu’est ce que c’est un montage dialectique ? là , il faut que les réponses soient relativement concrètes, hein, soient très concrètes [...] un montage dialectique c’est un montage tel que la réponse qui nous est proposée est exactement celle-ci à savoir : c’est l’opposition des mouvements dans l’espace, c’est l’opposition des mouvements dans l’espace qui va rapporter l’ensemble du mouvement à un Tout c’est à dire à une Idée.”, Gilles Deleuze, Cinéma cours 3 du 24/11/81 -1.

texte : creative commons

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