Jean-Yves Jouannais et L’Encyclopédie des guerres 2/2

Entretien réalisé par Édith Hallauer et Tony Côme le 26 juin 2012 dans l’atelier de Jean-Yves Jouannais.

Après notre rencontre avec Alexandre Giraudeau, un singulier "lecteur" de L’Encyclopédie des guerres, pénétrons maintenant directement dans l’atelier de son auteur Jean-Yves Jouannais. "Nous avons les moyens de le faire parler" !


Partie #2 : Entre obsession et dépossession



Strabic : Comment cette passion pour la guerre vous est-elle venue ? Ça vient de L’Idiotie ?

Jean-Yves Jouannais : Tout à fait. Il me semble que L’Encyclopédie des guerres est avant tout un parti pris d’idiotie. Ça ne tient pas debout, je ne comprendrai jamais rien de la guerre en lisant des livres de guerre ! Ça, c’est l’idiotie de la chose. Il y a aussi un lien avec Artistes sans œuvres. Il est important pour moi qu’il n’y ait pas d’œuvre signée. Il s’agit juste de produire momentanément une parole dans un lieu donné.

L’Encyclopédie des guerres ne sera-t-elle donc jamais publiée ?

La première conférence a eu lieu en septembre 2008 et, dès le début, j’ai décidé qu’il n’y aurait pas de publication. Pour de multiples raisons. Tout d’abord parce que j’estimais et j’estime toujours qu’il me faudra à peu près une vingtaine d’années pour arriver à la lettre Z, à l’entrée « Zouave », et qu’il est très compliqué d’imaginer une édition avant qu’un ouvrage soit achevé.

Certes, on pourrait très bien imaginer, sur le modèle des petites encyclopédies populaires Hachette, la possibilité de compléter L’Encyclopédie des guerres en se rendant chaque mois dans un kiosque. Les lecteurs-collectionneurs-acheteurs iraient au même rythme que mes conférences. Mais il y a tellement de retours en arrière : je suis actuellement à la lettre G mais rien ne m’empêche de revenir à une entrée B ni de créer une entrée C. C’est un système de va-et-vient qui est très compliqué à suivre d’un point de vue éditorial.

Il faudrait trois iconographes, trois avocats et un budget énorme.

Par ailleurs, les conférences de L’Encyclopédie des guerres présentent beaucoup de projections, d’extraits de films, de cartes, d’images de toute nature qui ne sont jamais négociées en termes de droits. C’est un cycle de conférences gratuites données dans un lieu public, c’est donc envisageable. Après, si on voulait faire une collection sur papier ou même sur DVD, il faudrait trois iconographes, trois avocats et un budget énorme. C’est disproportionné par rapport à l’écho que peut avoir ce genre d’encyclopédie. Il y a un public, c’est vrai, c’est formidable, mais ça reste une petite niche.

Pourquoi ne pas réfléchir à une forme numérique ?

C’est une bonne question mais je ne sais pas la résoudre. Je pense que c’est vraiment une histoire de génération. Quand je travaillais à Artpress, de 1993 à 1999, on faisait encore des maquettes papier ! C’est difficile à imaginer. On recevait les textes sur des disquettes et c’était déjà la révolution, même en 1997. Et je me souviens très bien, le traumatisme, la terreur qu’a été pour moi l’arrivée de l’ordinateur. Ça ne m’a jamais quitté. L’ordinateur m’inquiète. J’ai toujours peur de tout perdre ou de faire de mauvaises manipulations.

Ce n’est pas une limite morale, c’est une limite technique. Actuellement, je me sens tout à fait autonome et indépendant. C’est vraiment une histoire de plaisir. Puisque mon travail est très répétitif, j’essaye de faire en sorte que son support de diffusion ne me dégoûte pas. Et pour moi, le numérique est une zone d’ombre : je sais que je ne pourrai pas tout faire tout seul. Ça, ça m’énerve.

Je suis le seul à savoir de quoi est faite ma bibliothèque, il n’y a que moi qui peux lire ces livres, qui peux y prélever des passages, qui sais de quoi est constituée L’Encyclopédie des guerres et ce dont elle a besoin. C’est important pour moi de maîtriser toute la chaîne. Si quelqu’un m’assistait, je le vivrais comme une espèce de dépossession.

Mais, ne nous a-t-on pas parlé d’un travail typographique ?

Si. Lors de mes conférences, j’ai rencontré quelqu’un qui s’appelle Alexandre Giraudeau. Il est à la fois psychanalyste et graphiste. Il enseigne à la Fonderie de l’image de Bagnolet. Ses étudiants ont dessiné quatre typographies et des tampons dont j’ai l’usage pour L’Encyclopédie des guerres.

Cela venait d’une demande de votre part ?

Non, pas du tout. Je n’y avais jamais pensé, car a priori je n’en avais pas besoin. Mais, lorsqu’on a des outils, on a envie de s’en servir ! Alors à quoi ça va me servir puisqu’il ne doit pas y avoir d’édition ?

Dans le cadre du prochain Printemps de septembre à Toulouse, on m’a demandé de monter une exposition autour de L’Encyclopédie des guerres. J’y interviens en tant que plasticien, ce qui est tout nouveau pour moi. L’exposition s’intitulera « Comment se faire raconter les guerres par un grand-père mort ? ». C’est une adaptation du titre de la performance de Beuys : « Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort ? » (1965). D’une certaine manière, c’est un sous-titre pour les conférences de L’Encyclopédie des guerres.

À l’occasion de cette exposition, mes pages de notes seront imprimées et exposées au mur. Ce sera comme une encyclopédie en pop-up. Puisque chaque entrée est faite d’une ou de plusieurs pages, chaque « liasse » sera trouée et pendue à des crochets. Quasiment l’intégralité du mur de la salle d’expo sera occupée par cette version papier de L’Encyclopédie des guerres. De manière un peu fétichiste, j’ai très envie de la voir déployée. C’est la première fois qu’on verra de quoi elle est constituée. On a arrêté une version, mais déjà, depuis deux jours, j’en ai créé trois autres. Ça ne s’arrête jamais.

Je dis « pop-up » parce qu’il y a bien cette idée de volume. Il est en effet important que des entrées soient totalement plates et que d’autres aient plus de 30 feuillets. Cette exposition a aussi une dimension sonore : j’y utilise tous les enregistrements audio des conférences de la première jusqu’à la dernière – c’est-à-dire jusqu’à la 37e. Ce n’est pas vraiment un montage. Elles sont juste mises bout à bout.

Et puis la dernière chose, c’est une sculpture inspirée des petits soldats Airfix. Ça n’existe plus, mais pour les garçons de ma génération, c’était assez populaire. Ce n’était pas très cher, ça se peignait et il y en avait pour toutes les guerres… Je me suis inspiré d’un des petits soldats de la Première Guerre mondiale et j’ai fait réaliser une sculpture à l’échelle 1. C’est moi qui pose avec un uniforme, tenant un bébé dans les bras.

Ce n’est pas une vierge à l’enfant mais un “poilu à l’enfant” qui raconte les guerres.

La sculpture n’est pas très réaliste, elle a plein de défauts : la barbe de plastique, la coulure, etc.

Mais, pour revenir à la typographie qu’on vous a livrée, n’est-elle pas aussi vécue comme une dépossession ? Une intrusion dans votre travail d’écriture ?

Si, mais je suis en train de me familiariser avec elle. On ne peut pas vraiment parler d’écriture puisque je saisis simplement des textes. Ce serait différent si je devais composer un roman ou un journal intime avec cette typographie. Et puis, c’est un très beau cadeau, je n’en avais pas du tout l’idée. Comme je le disais, quand on a des outils, on les utilise ; mais quand on ne les a pas, on n’y pense pas !

Je ne m’attendais pas à ce que ça donne un cachet supplémentaire à ce projet d’exposition. Tirées en Times, ces planches auraient été super quelconques. Là, elles ont une véritable identité visuelle et je comprends un peu mieux ce qu’est la typo. Jusque-là, c’était quelque chose de très abstrait pour moi : à quoi ça sert, pourquoi ? Pourquoi ne faut-il pas une seule typo pour tout le monde ? Pourquoi faut-il des typos pour des usages différents ?

Et puis la question du nom. Ces typos s’appellent « Jouannais », « Yves » et « Jean ». Personnellement, j’appelle l’ensemble « l’Obsidionale » : on revient à l’obsession puisque obsidere produit en français deux mots qui sont « obséder » et « assiéger ». On peut dire « obséder une ville » ou « être assiégé par une passion ». C’est la même chose au fond.

Et cette obsession, est-elle rentable ?

Non, ça ne marche malheureusement pas. Je reste critique d’art en parallèle. Mais, j’écris de moins en moins. Je ne peux plus faire trop de pas de côté et sortir de ce champ monomaniaque. Je ne veux plus me permettre de passer deux mois sur un boulot, sur une expo si celle-ci ne nourrit pas L’Encyclopédie des guerres, car le temps est compté.

texte : creative commons

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