Strabic a rencontré Alexandre Giraudeau, typographe-psychanalyste, pour un autre éclairage sur L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais.
Partie #1 : Vers une psycho-typo analyse
Strabic : Comment avez-vous découvert L’Encyclopédie des guerres et rencontré Jean-Yves Jouannais ?
Alexandre Giraudeau : C’est en me promenant à Beaubourg que j’ai appris que quelqu’un lançait un cycle de conférences sur une « encyclopédie des guerres »…
J’ai été tout de suite très intrigué. Sur qui allais-je tomber, de vieux sorbonnards croulants ou des foudres de guerre ? Je m’attendais à quelque chose comme Alain Decaux raconte, cette émission de télévision qui avait bercé mon enfance, racontant une bataille par jour, des campagnes napoléoniennes à la guerre des Gaules… Je n’avais pas du tout fait le lien entre Jouannais et Artpress.
Vous comprendrez donc ma surprise face à un quarantenaire, en train de me parler d’une prétendue « guerre des Abeilles », tout en précisant que lui-même ne connaissait rien du tout à la guerre, et qu’il ne savait pas vraiment pourquoi il faisait cela ! Il décrivait des pièces d’uniforme en cherchant son vocabulaire… J’ai vraiment cru avoir affaire à un charlatan. Et petit à petit, je me suis rendu compte qu’il était en train de parler de tout à fait autre chose que de la guerre. Son propos avait à mes oreilles un ton psychanalytique. Je suis donc allé le rencontrer pour lui dire ma manière de penser.
À la fin de la première conférence, j’avais hésité entre l’applaudir et lui casser la figure.
Je ne comprenais pas cette légèreté avec laquelle il traitait la guerre, cette quasi-insouciance, ce questionnement perpétuel. C’est en le rencontrant que je me suis rendu compte qu’il était honnête. Sa famille en avait pâti. Si la guerre le fascine autant, selon moi, c’est parce que L’Encyclopédie des guerres parle principalement de lui.
Étant moi-même psychanalyste, j’ai vite vu que ses conférences étaient truffées de lapsus, de mots qui fourchent, d’actes manqués et d’oublis volontaires. Jean-Yves fonctionne par digression, il tire des fils, part et revient. Bien souvent, les entrées de L’Encyclopédie ne sont que des prétextes à parler d’autre chose. Le texte est donc une sorte de matière textile, une trame pleine de piqûres et de surpiqûres.
Il procède par analogie, exactement comme en psychanalyse. Même si je ne suis pas du tout pour étiqueter les choses, c’est pour moi une approche essentiellement psychanalytique. Cela en est certes une forme surprenante, une conférence mensuelle devant un auditoire de 200 personnes ! Parfois cela devient très documentaire, avec des accents quasi universitaires. Et c’est presque toujours littéraire. En fait, c’est unique. Je ne connais pas une seule conférence aussi ouverte, jamais ennuyeuse. C’est très curieux. On ne sait jamais à quoi s’attendre, ni de sa part, ni de celle du public.
Était-il conscient de cet aspect psychanalytique ?
Non, pas du tout, bien qu’il affirme qu’il en a pour « à peu près 25 ans »… Un jour, lors d’une conférence à Beaubourg, il a questionné le public :
Je me demande souvent pourquoi je fais cette Encyclopédie des guerres. Mais vous, alors ? Pourquoi venez-vous ? Depuis quatre ans, vous n’êtes ni plus ni moins nombreux. Vous êtes des intermittents du spectacle, payés par ma famille pour venir m’écouter ?
En fait il se présente comme une sorte d’imposteur. Sa grande terreur est qu’un jour, quelqu’un « qui s’y connaisse », ou qui ait lui-même fait la guerre, descende du public pour l’apostropher. Mais à mon sens c’est impossible. C’est très dur de parler de la guerre quand on l’a soi-même vécue. Ce sont des expériences enfouies et refoulées.
Et puis la force de la démarche de Jean-Yves est de tourner le terrible en ridicule. Il a une fois parlé très sérieusement d’un ouvrage déniché à propos du conflit de 1914 : une étude comparative sur l’urine française et allemande. Selon l’auteur, grâce aux sécrétions issues du vin et du fromage, l’urine française pouvait être très néfaste pour les Allemands…
Mais la transpiration allemande, grâce à la bière et la choucroute, était très acide et dangereuse pour le soldat français.
Heureusement, nos troupes coloniales nous protégeaient, grâce à la sudation nègre apte à rétamer tous les teutons ! L’Encyclopédie des guerres, c’est aussi cela. La guerre devient grotesque, et c’est vraiment ce qu’elle est. Céline, dans Voyage au bout de la nuit, dit qu’il n’y a que deux abrutis dans la guerre : celui qui tire et celui qui est tué. L’un comme l’autre n’ont rien à faire là. Ils feraient mieux de laisser les officiers supérieurs se débrouiller entre eux !
Et, en tant que graphiste, quel est votre regard sur L’Encyclopédie des guerres ?
Je voyais que Jean-Yves était en train de se disperser. Son grand credo est qu’il ne veut pas que l’encyclopédie soit imprimée. Mais c’est pourtant ce qui est en train de se faire, un peu malgré lui, et de manière morcelée. Par exemple, la feuille A4 qui est distribuée à l’entrée de chaque conférence à Beaubourg et Reims est un bout de l’encyclopédie. Une partie est aussi diffusée dans une revue, et il y a une exposition qui devait avoir lieu à la Villa Arson, mais qui se déroulera finalement en septembre à Toulouse. Il y a eu aussi le Salon de Montrouge, où il intervenait comme commissaire sur L’Encyclopédie. Donc même s’il souhaiterait qu’elle n’existe que sous forme de conférences, L’Encyclopédie se diffuse sous d’autres formes, avec son accord ou non.
Donc je lui ai proposé d’essayer simplement d’unifier toutes ces publications. Les feuillets distribués en parallèle des conférences, les différents projets d’exposition, etc. Pour tout cela, quoi de mieux qu’un caractère typographique ? Il était intervenu à l’ESAD de Reims pour travailler avec les étudiants sur son projet d’exposition, mais la collaboration n’avait pas abouti. Donc il est venu à la Fonderie de l’image à Bagnolet, où j’enseigne, pour exposer sa demande aux étudiants. Il leur a parlé, en essayant d’expliquer au mieux sa démarche…
Il a fallu beaucoup de travail aux étudiants pour déblayer tout cela. Surtout que pour un jeune de 24 ans d’aujourd’hui, la guerre, ça se passe surtout sur Playstation. Ils ont pris le projet en main et ont livré quatre caractères typographiques, adaptés au texte courant, à la titraille, etc. Il y a aussi une typographie secrète, codée, une sorte de morse typographique. Maintenant, tout ce qui est publié l’est dans ces caractères typographiques. Quel que soit l’endroit où Jean-Yves s’exprimera, ce sera lui, avec son caractère. Donc l’idée était à la fois d’unifier et de spécifier la singularité de son discours.
Bien évidemment, c’est un travail d’étudiant, mais qui est tout de même de qualité. Ce sont des premières années de master, qui ont déjà une certaine culture puisqu’en tant qu’apprentis ils travaillent en agence depuis cinq ou six ans. En plus des caractères typographiques, ils ont travaillé sur plusieurs petits objets, essentiellement des tampons pour l’échange de livres. Il y en a un pour les entrées, un autre pour les sorties. La grande contrainte étant que Jean-Yves a deux moufles à la place des mains… Il sait à peine allumer un ordinateur. Il faut tout lui expliquer, comme un enfant. Pour le tampon, il ne restait qu’à coller le caoutchouc sur le support. Mais ça n’a pas été possible… Un des élèves a créé dans ce sens un tampon modulable, très simple, où tout est aimanté. C’est un objet « clé en mains » qui plaît beaucoup à Jean-Yves. C’est le tampon générique de L’Encyclopédie, qui s’adaptera aux futurs développements de ce vaste projet.