Où l’on apprend que ce lieu a pour origine la reconnaissance tardive d’un théâtre populaire et marginal, historiquement délaissé par les institutions. Où l’on découvre, couche après couche, l’archéologie structurelle et stylistique d’un bâtiment éclectique, enrichi de multiples métamorphoses, actualisées par la récente réhabilitation. Au-delà du livre, une question restera : la Gaîté lyrique d’aujourd’hui, dédiée au numérique, sera-t-elle aussi populaire que son ancêtre ?
La « Gaîté Lyrique-Révolutions numériques » a ouvert au public en mars 2011. À cette occasion, paraît chez Archibooks-Sautereau Editeurs un ouvrage de belle facture, proposant de retracer l’histoire mouvementée du bâtiment, de sa vocation première de théâtre populaire à son apogée lyrique parisienne, jusqu’à cette très récente institution œuvrant pour l’art numérique. Il est structuré en deux parties : une première, fort instructive, présentant « l’historique » du lieu, et une deuxième explicitant avec moultes détails le projet de réhabilitation mené par l’architecte Manuelle Gautrand. Histoire d’un lieu…
Contre l’art officiel, l’art de la gaîté
Régis Grima, architecte du patrimoine ayant travaillé à la réhabilitation récente du théâtre, et grand amateur d’opéra, retrace dans un récit enlevé l’origine du Théâtre de la Gaîté. À la fin du seizième siècle, le théâtre populaire venu des foires, caractérisé par la parodie de l’art officiel, parvient enfin à s’établir « en dur ». La prédominance des opérettes, music-halls, cirques et autres chansonniers qui s’y produisent lui donnent son nom : « la gaîté ». Les premiers lieux fixes s’installent sur le boulevard du Temple, surnommé le « Boulevard du Crime » en raison des nombreuses scènes d’assassinats acclamées par le public, toujours très populaire. Après des débuts tumultueux (incendies en tout genre), et une fluctuation de noms proportionnelle aux changements de régimes, le Théâtre de la Gaîté est construit en 1808 par l’architecte Antoine-Marie Peyre, fils de Marie Joseph (Prix de Rome ayant réalisé le Théâtre de l’Odéon). Le théâtre est racheté par un comédien en 1835, mais brûle dès sa réouverture. Reconstruit par l’architecte Alexandre Bourlat, le théâtre doit malheureusement fermer en 1862, pour cause de grands travaux haussmanniens :
Tous les théâtres du boulevard du Temple sont ainsi détruits en 1862, au nom de cette monumentalité, mais aussi de façon sous-jacente, d’un certain ordre moral.
Le Baron Haussmann fait reconstruire par un jeune architecte talentueux (Gabriel Davioud) deux théâtres prestigieux qui se feront face, place du Châtelet. Pour rendre la pareille au théâtre populaire, et justifier la destruction des autres établissements, il ordonne également la (re)construction du Théâtre de la Gaîté, qu’il confie à un architecte bien moins connu, Alphonse-Adolphe Cusin.
Les pauvres iront au paradis
Cusin use de l’éclectisme, certes pour échapper à l’emprisonnement des styles académiques, mais surtout pour rendre harmonieuse une façade de théâtre flanquée de part et d’autre d’immeubles d’habitation censés rentabiliser les investissements. Régis Grima pointe quelques astuces de l’architecte : pour maintenir une hiérarchisation des publics (qui sévit également au théâtre populaire !), n’autorisant pas au public du paradis de croiser le public bourgeois, les entrées et passages sont dissimulés dans les immeubles d’habitation mitoyens. Le « Théâtre du Prince Impérial » ouvre donc en 1862, mais le public a du mal à s’approprier ce style guindé… À la chute de l’Empire, le théâtre abandonne ce patrimoine lourd et redevient le Théâtre de la Gaîté. En 1872, on y joue Le Roi Carotte, premier grand évènement musical de Jacques Offenbach : une parabole sur l’évolution politique de l’empire. L’auteur, bourreau de travail et doté d’un talent exceptionnel, prend la direction à partir de 1873. Outre le fait de redonner un coup de neuf au bâtiment grâce à des réparations et des améliorations qui le rendent plus confortable, il conçoit le principe du ticket avec coupon détachable, développe des effets spéciaux qui séduisent le public (pyrotechnie, envols de personnages, passage de dromadaires empruntés spécialement au jardin d’acclimatation...), et présente des décors et costumes toujours très fastueux. Son passage de seulement deux ans à la direction du théâtre apporte beaucoup à l’avènement d’une grande scène lyrique parisienne, avec de grands succès comme Orphée aux Enfers : le nom d’Offenbach est définitivement associé au lieu. En 1881, son dernier nom est fixé : « Le Théâtre de la Gaîté Lyrique ».
Un théâtre à vocation populaire
En 1907, émerge la volonté municipale de faire de ce lieu un théâtre lyrique à vocation populaire, contrairement aux opéras et opéras-comiques qui conservent un public très aristocratique. Durant l’entre-deux guerres, les Ballets Russes de Diaghilev s’y produisent, avec la collaboration de nombreux artistes comme Picasso, Larionov, Matisse, Cocteau ou Gontcharova.
Après-guerre, tout le monde n’aspire qu’à une chose : la gaîté.
Dans les années 1960-70, le théâtre accueille les premiers concerts de rock n’roll, avec notamment le groupe MAGMA. Le public découvre une programmation originale, composée de théâtre Nô, de musique minimaliste américaine, et d’un des premiers spectacles de Bob Wilson en 1971 : muet, et d’une durée de 7h… De 1974 à 1978, Silvia Monfort prend la direction, installant son école de cirque dans les locaux, et un chapiteau dans le square face au théâtre. En 1976, l’Histoire se répète : Jean Nouvel est sollicité pour réaménager le bâtiment en pleine décrépitude, mais le budget prévu sera finalement alloué au Théâtre du Châtelet… En 1987, et malgré l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques en 1984, un groupe privé obtient le droit de détruire une bonne partie des bâtiments afin de créer un parc d’attraction pour enfants, La Planète Magique, pour lequel est réalisée une « restauration » en plâtre basée sur des photos noir et blanc laissant libre cours à l’interprétation des couleurs… Mais le parc ferme très rapidement, pour cause de sécurité. En 2003, Bertrand Delanoë, maire de Paris, lance le projet d’en faire un centre dédié aux arts numériques et musiques actuelles.
Malgré une qualité moyenne de l’iconographie, et un système de renvoi aux illustrations très compliqué n’aidant pas à la compréhension globale de l’édifice, ce texte présentant l’historique du bâtiment et ses évolutions fonctionnelles est passionnant. Cependant, dans la continuité de cette pensée, on peut trouver dommage d’avoir autant séparé cette partie « historique » de celle portant sur la récente réhabilitation des lieux. En effet, graphiquement parlant, les deux parties sont opposées, la mise en page et même le papier changent, comme s’il était incongru de considérer le bâtiment actuel comme faisant partie de l’histoire. Si le propos de l’ouvrage est de montrer que le bâtiment contemporain se nourrit de son passé, pourquoi instaurer autant de ruptures dans la manière même de présenter l’architecture ? La partie « ancienne », imprimée sur papier jauni, théâtralise cette fonction « d’archives », qui jure avec l’immaculé papier glacé qui suit, reléguant malheureusement l’histoire du lieu à un rôle mineur et ringard ne servant qu’à magnifier une belle architecture contemporaine.
Concevoir un lieu « permissif »
Le lecteur entre donc ensuite dans un livre tout autre, avec des images qui perdent leur statut « illustratif » au profit d’une véritable porte d’entrée dans le projet. La documentation est riche, la correspondance texte-image est agencée de manière à bien appréhender le projet.
Tous les recyclages sont possibles.
Le concours de réhabilitation du théâtre avait comme particularité de demander une programmation détaillée, en adéquation avec les possibilités spatiales du bâtiment. La première idée de Manuelle Gautrand est de créer un lieu « permissif », aléatoire, inattendu, ouvert à l’expérimentation. Les salles de présentation ne doivent pas prédéterminer le rapport acteur-spectateur. Un foisonnement de fonctions est ainsi envisagé, qui pourraient se déployer et se développer simultanément… Grande flexibilité donc. L’architecte conçoit l’espace comme un outil, imaginant trois typologies : des salles de présentation flexibles, des espaces de respiration mobiles et transformables, et des « éclaireuses » (sortes de mobiliers-espaces censés compléter les différentes fonctions des lieux).
Si l’imaginaire formel développé dans la réhabilitation présentée est globalement convaincant (comme ces dodécaèdres modulaires étonnants, mi-objets, mi-espaces, mi-luminaires, très élégants dans un décor dix-neuvième), on frôle parfois le kitsch… La description de ces « éclaireuses » fait grincer des dents. Cette reprise quasi-directe du Phantasy Landscape Visiona II (Verner Panton, 1970), accommodée de couleurs flashy indigestes, ne serait-elle pas une fausse bonne idée ? Un module unique en Corian pouvant servir de bureau, centre de ressources, rangement, bar, vestiaire, bibliothèque, visionnement d’œuvres multimédia, loges d’artistes, ou encore annexes techniques… Usine à gaz ou couteau suisse ?
Plus généralement, le projet paraît très séduisant à la lecture, mais amène rapidement le lecteur à se poser des questions sur la praticité des lieux : l’excès de flexibilité ne tue-t-il pas la flexibilité ? Si toutes les solutions semblent avoir été prévues par l’architecte, en quoi l’usager se donnerait-il la « permission » d’en créer de nouvelles ?
Flexibilité et appropriation
Le propos de l’architecte est riche d’analyses sur le changement du regard du spectateur, la multiplicité des pratiques actuelles, ou la possible péremption d’un théâtre en deux dimensions : « Il convient de sortir l’artiste du plan en deux dimensions hérité du théâtre et de la variété d’antan afin qu’il puisse à son tour conquérir l’espace en trois dimensions comme l’image cinématographique ». Mais les intentions (répétées) de modularité et de développement des fonctions devront surement se confronter au « réel » usage des lieux, et à l’évolution des disciplines artistiques elles-mêmes. L’architecte rassure le lecteur en étant elle-même consciente de cette problématique. À propos de l’avènement d’un nouveau type d’exposition, le « théâtre immersif » elle ajoute :
Il s’en suit que la salle perd toute orientation prédéfinie, même si les contraintes d’exploitation et d’adéquation économique entre production en tournée et multiplication des manifestations auront assez vite raison de ces principes théoriques.
D’autres affirmations qui apparaissent dans une interview avec l’architecte témoignent d’une posture intéressante : « Il n’y a rien de plus risqué de que de mettre en œuvre la flexibilité d’un lieu. », ou encore : « il faut savoir se mettre derrière les artistes […], le lieu leur est dédié […], et ce sont eux qui fabriqueront son identité […]. Leur appropriation du bâtiment par leurs créations sera la plus belle des réussites ». Mais le dessin du lieu, avec cette esthétique fluo très marquée et une modularité tirée au cordeau paraît en contradiction avec ces idées… Le lecteur trouvera probablement des réponses dans la pratique du lieu lui-même.
Du gai éclectisme
Manuelle Gautrand raconte avoir découvert le bâtiment pour la première fois lors d’une visite guidée, menée par une étudiante en histoire de l’art et arts numériques portant un regard décalé sur ce théâtre défunt.
Cette décrépitude avait le parfum d’un décor fellinien.
Cette vision du bâtiment est-elle à l’origine d’un certain « parfum éclectique » qui traverse les lieux, et renouerait avec sa conception première ? Le décalage, presque romantique, entre les différents traitements des pièces (certaines peintures sont conservées dans leur jus, d’autres refaites à neuf avec les mêmes pigments), sans parler du foyer conservé en l’état mais éclairé d’un lustre ultra-contemporain, donne au lieu cette fraîcheur que procure parfois l’éclectisme. Un sentiment de gaîté peut-être ?
Nous avons joué la carte de la superposition des genres.
Numérique, lyrique, même gaîté ?
Si le livre joue bien son rôle, de présentation d’un lieu dans toute sa complexité, il amène tout naturellement à se questionner sur le lieu en lui-même, son fonctionnement, sa pratique. Au-delà du club de mécènes « Oftenback », que reste-t-il aujourd’hui de la vocation populaire du Théâtre de la Gaîté Lyrique ? Le numérique et le lyrique vont-ils garder en commun cette joie simple du spectaculaire ? A vérifier sur place !
Manuelle Gautrand, Régis Grima, Michèle Leloup, LA GAÎTÉ : du lyrique au numérique, Archibooks + Sautereau éditeur, juin 2011.