Des expériences fondatrices de Willem Sandberg à l’énigmatique éviction du Français Pierre di Sciullo, The Style of the Stedelijk retrace l’histoire complexe de l’identité visuelle du musée d’art moderne d’Amsterdam.
Si, souvent, « un bon documentaire vaut mieux qu’un long discours », The Style of the Stedelijk vient compliquer l’affaire. Film d’une rare qualité doublé d’un ouvrage théorique tout aussi pertinent, la créature qui vient de paraître aux nai010 publishers de Rotterdam est bicéphale au sens fort du terme.
Elle est le fruit de deux têtes chercheuses, celle de Frederike Huygen, historienne du design et celle de Lex Reitsma, graphiste-vidéaste. Complémentaires, ces deux regards, ces deux approches ne sont pas de trop pour rendre compte de l’histoire extrêmement complexe de l’identité visuelle du musée d’art moderne d’Amsterdam.
« A modern art company »
L’ouvrage révèle cette évolution, sinueuse et accidentée, au travers d’une compilation raisonnée de divers imprimés : courriers internes, affiches et prospectus ayant incarné, au fil des décennies, l’image globale du Stedelijk ainsi que ses principales mutations.
Frederike Huygen revient ainsi brièvement sur le travail – fondateur mais déjà largement commenté – que Sandberg y effectua entre 1945 et 1963. Cumulant les statuts de graphiste et de directeur, le célèbre Hollandais fit clairement école en matière de communication institutionnelle. L’historienne s’attarde davantage sur l’œuvre de ses successeurs.
Quels liens les graphistes Wim Crouwel (entre 1964 et 1985), Walter Nikkels (1993-2003) et Experimental Jetset (2004) ont-ils pu instaurer avec le Maître ? Pourquoi Wim Beeren, directeur du Stedelijk entre 1985 et 1993, a-t-il décidé de travailler avec une équipe de designers indépendants plutôt qu’avec un seul artiste intégré ? Ruptures et continuités sont ainsi soulignées dans l’analyse, finement menée, des chartes graphiques consécutives.
Plus que les orientations plastiques associées à chacun de ces designers et directeurs, c’est leur vision du musée qu’interroge l’auteure.
Due to targets like increasing visitors number, higher efficiency and attracting sponsors, museums are giving top priority to communication and marketing.
Frederike Huygen n’hésite pas, et c’est là le point fort de sa recherche, à confronter en guise de conclusion ces démarches historiques avec les dérives actuelles mêlant sans vergogne culture et consommation, public à sensibiliser et clientèle à rassasier.
Allô Paris ? Ici Amsterdam…
C’est au cœur de cette situation ambivalente, au beau milieu de ces conflits d’intérêts typiques du système culturel contemporain que Lex Reitsma plante sa caméra. Au Stedelijk, du fait d’interminables travaux d’extension et de restauration (2004-2012 !), l’ambiance est d’autant plus électrique. On s’étonne d’ailleurs de la liberté laissée à ce vidéaste, présent lors de tous les coups durs, filmant des instants qui se déroulent habituellement « en off », à huis clos.
On visite tout d’abord, guidé par l’architecte, la « baignoire » en cours de construction. Cette extension dont le formalisme fait aujourd’hui polémique a été dessinée par Mels Crouwel – le fils de Wim Crouwel en personne – après que des projets signés Robert Venturi (1992) et Alvaro Siza (1994) aient été évincés par la municipalité pour des questions financières. Entre temps, le musée ayant été largement privatisé, on a laissé Crouwel Jr. faire exploser les premiers budgets votés et ériger sa vasque géante. Ad Petersen, ancien collaborateur de Sandberg, se remémore ainsi avec nostalgie la charmante terrasse d’un Stedelijk à tout jamais effacée…
La nouvelle structure – tant économique qu’architecturale – du musée se dessinant de plus en plus précisément, la question de sa nouvelle identité visuelle se devait d’être rapidement clarifiée. Directeur « de transition » peu apprécié, gestionnaire kafkaïen d’une institution en grande partie fermée au public, stratège plus qu’esthète, Gijs van Tuyl lance donc en 2008 un concours auprès de cinq graphistes internationaux.
Irma Boom, Lust, Mevis & Van Deursen, Pierre Bernard et Pierre di Sciullo défilent ainsi devant la caméra de Lex Reitsma et nous assistons, opportunité inespérée, non seulement aux présentations des designers mais également à la délibération laborieuse d’un jury globalement insatisfait. Un pseudo consensus, une décision molle fait finalement de Pierre di Sciullo l’heureux élu. La scène où van Tuyl lui apprend la nouvelle par téléphone est particulièrement gratinée. La communication est mauvaise sur tous les plans : une sacrée friture sur la ligne et l’anglais so frenchy du graphiste inquiètent l’équipe hollandaise. Et le reportage de vite tourner à la tragi-comédie.
Rares sont ceux qui croient au projet sélectionné et l’architecte doute plus que tous. Au fond, le vrai problème, on le sent bien, réside dans le choix d’un graphiste français (c’est-à-dire non hollandais) qui a le toupet de débarquer aux réunions coiffé d’un authentique béret ! Au Stedelijk, on veut bien s’affirmer comme une institution tournée vers l’international, mais de là à s’associer à un architecte américain ou un graphiste de l’Hexagone… La Hollande a ses experts et veut bien s’en servir !
Dès lors, fatalité des fatalités, après le long et brillant affinage du projet de Pierre di Sciullo, au terme de nombreux mois de travail :
♦ Gijs van Tuyl est remplacé par la glaciale Ann Goldstein, ancienne commissaire du Museum of Contemporary Art de Los Angeles, première femme et, tout de même, première étrangère à la tête du Stedelijk.
♦ Celle-ci annule le concours et écarte de manière arbitraire Pierre di Sciullo !
♦ Le nouveau Stedelijk ouvre avec une identité visuelle signée Mevis & Van Deursen :
Tout cela, en réalité comme à l’écran, s’enchaîne très vite sans qu’aucune explication ne soit donnée. Frederike Huygen résume timidement ce notable enlisement :
Bad end.
« Scandale ! » s’empresse de préciser Gerard Hadders, le graphiste chargé de l’expertise du concours, l’homme qui tout au long du reportage semble le plus intègre.
Ce documentaire, comme cette affaire, se clôt de cette manière : abrupte, pour ne pas dire brutale. Peut-être est-ce un moyen pour le vidéaste de nous donner à imaginer l’immense amertume qui a dû s’emparer subitement de Pierre di Sciullo… En d’autres termes, disons que le graphiste français a découvert à ses dépens une délicatesse toute hollandaise : se faire offrir, dans une baignoire de luxe, une sacrée douche froide !
—
—
Frederike Huygen, Lex Reitsma, The Style of the Stedelijk - Book+Film, nai010 publishers, 2012 (anglais/néerlandais).
—
POUR ALLER PLUS LOIN :
♦ Voir le teaser de ce documentaire.