Le mot kayak signifie « bateau de l’homme » ou « bateau de chasseur » ; le kayak est une embarcation personnelle, construite par et pour le chasseur qui l’utilise et ajustée à sa taille. Le kayak groenlandais a été conçu comme une extension spécifique permettant à l’homme de chasser sur l’eau. Le chasseur « fait corps » avec son bateau.
Le kayak de mer est un kayak spécifique. Avec ses quelques centimètres de tirant d’eau, il peut se faufiler entre les rochers et sur les hauts-fonds. Le kayakiste est assis en position très basse afin d’offrir le moins de prise au vent possible, tandis que les pointes de l’embarcation sont relevées afin de fendre les vagues. La plupart des peuples autochtones des régions arctiques (Inuits), des îles Aléoutiennes jusqu’au Groenland, s’appuyaient sur le kayak pour la pêche et la chasse des phoques, mais aussi des baleines, des ours et des caribous sur les côtes de l’océan Arctique, l’Atlantique nord, la mer de Béring et le Pacifique nord.
Les Inuits concevaient et construisaient leurs kayaks en combinant leurs expériences de chasseurs et les gestes traditionnels transmis oralement. Ce qui fait du kayak l’une des plus anciennes embarcations recensées (au moins 4 000 ans, d’après les plus vieux kayaks conservés au musée d’Ethnologie de Munich).
Un poing + un pouce
Le constructeur utilisait un système de mesure personnel pour créer un kayak à la mesure de son propre corps. La longueur du kayak est égale à trois fois l’écartement de ses bras tendus (qui est égale à sa hauteur – cf. homme de Vitruve).
La largeur au niveau du poste de pilotage est déterminée par la largeur du « massiq » (la pièce de pont la plus large du bateau), équivalente à la largeur des hanches du constructeur additionnée d’un pouce à un poing en épaisseur ou en largeur. La profondeur du bateau est équivalente à la largeur d’un poing plus la longueur d’un pouce.
Ces dimensions peuvent varier en fonction des morphologies, mais surtout en fonction des usages : un bateau fin et peu profond offre peu de prise au vent et favorise la vitesse en chasse, tandis qu’une coque large et profonde assure stabilité et flottabilité dans le transport de lourdes charges. De la même manière, un bateau court sera plus maniable dans les joncs pour traquer certains gibiers, alors qu’une forme plus longue tiendra mieux un cap en haute mer, etc. Ainsi, on trouve une multitude de typologies formelles de coques sur l’ensemble des côtes du Groenland.
La multiplicité des formes liées à ce système de mesure calqué sur le corps a confondu les premiers explorateurs européens qui ont essayé de reproduire le kayak.
Une architecture/outil de survie
Se nourrir, être plus rapide que ses proies, se traduit formellement par une coque fine et donc instable ; ce qui rend ce bateau très capricieux sur une mer formée. Les Inuits ne sachant pas nager, tomber à l’eau leur serait fatal (au choix : noyade ou hypothermie). La nécessité de « faire corps » avec son bateau prend alors tout son sens. Ainsi, après avoir chaviré, « faire corps avec » permet de se retourner en prenant appui – des pieds, des genoux, des hanches – sans avoir à sortir du bateau (esquimautage). Se mouiller au minimum permet ici d’augmenter ses chances de survie.
Une embarcation dessinée par la banquise
La rationalité formelle de ces embarcations est fortement liée à une nécessité contextuelle. Les premiers kayaks ont été construits à partir de peaux de phoque (parfois d’autres mammifères marins) cousues et tendues sur une structure en bois. Les peaux étaient lavées, trempées dans de l’urine fermentée et épilées par les femmes, avant d’être cousues. Les coutures étaient enduites de graisse de phoque pour assurer une meilleure étanchéité. Le bois était généralement du bois flotté, puisque beaucoup de leurs territoires étaient dépourvus d’arbres. Les éléments de la structure étaient traditionnellement assemblés avec des chevilles de bois et des liens de cuir et/ou des tendons. Cette structure composite est le fait même de la banquise où toutes les ressources présentes et disponibles étaient utilisées.
Reformuler l’objet premier
Objet premier (et non primitif) car il est aujourd’hui construit, débarrassé des oripeaux du bateau de chasseur, mais perpétué et réinventé par de nombreuses communautés d’usagers à travers le monde.
Il est à la fois objet racine (forme du Néolithique persistante) et objet repère (témoin d’évolution de pratiques et de techniques d’un peuple sur au moins 4 000 ans).
Sa technique de fabrication composite (structure entoilée) en fait un bateau fin, léger et rapide. Comparativement, la pirogue des peuples d’Océanie (construction monoxyle, c’est-à-dire taillée dans un seul et même tronc d’arbre) est un objet plus lourd, plus massif, plus trapu : dans la pénurie on procède par un système constructif par ajout de matière tandis que sous d’abondantes latitudes, on procède par retrait de matière (troncs sculptés et creusés par le feu et l’outil). La technicité du kayak, sa légèreté, ses qualités nautiques, sa valeur d’usage résident dans son système constructif sur mesure usant d’un minimum de matériaux.
Au vu des promesses faites par cette méthode, quel écho à ma pratique de designer peut trouver la construction d’une embarcation légère et performante à partir de bois et de toile (sans colle, sans clou, sans vis, sans matériaux « semi-finis », sans recourir à d’autres technologies que quelques outils à bois assez basiques, du fil et une aiguille) ? Cette réflexion menée tout au long de la construction d’un kayak groenlandais a préfiguré à l’écriture de mon mémoire de fin d’études à l’ENSCI au début 2009. En reproduisant le kayak à notre tour, mon frère, charpentier de marine, et moi-même, designer, avons découvert une méthode de construction sans plan, sans schéma. Une sorte de recette de cuisine que l’on suivrait, étape par étape. Construire ses propres outils de mesure, relever des dimensions sur notre corps et les reporter dans l’espace, voilà ce qui a introduit chaque étape de construction…
La recette inuit
La première chose a été de mettre en place une mesure : une planche posée en équilibre sur une petite latte de bois et sur laquelle on s’assoit dans la posture que l’on prendrait une fois assis dans son kayak. Cette posture prise, la planche en équilibre, nous a permis de marquer les multiples points d’appuis du corps (points d’assise, hauteur et écartement des genoux, appuis des talons et des doigts de pieds).
Cette planche définit donc le centre de gravité du corps en position « assis dans le bateau » et permet de positionner son centre de gravité par rapport au centre de la coque.
Elle permet également le positionnement des éléments de structure comme autant d’appuis du corps dans le bateau et de construire le bateau autour des points en contact avec le corps (barreaux de pont pour poser ses orteils, barreau dans lequel caler ses genoux, points d’assise situés entre deux membres).
Une fois la longueur, la largeur, ainsi que la silhouette du pont déterminées, il a fallu définir les lignes du bateau (profondeur, profil de la membrure, ligne de la quille). Les pièces de membrures ont été étuvées à la vapeur, formées sur un gabarit, et ajustées en place. Cette étape comme une série d’itérations œil/main permettant d’ajuster les courbures des pièces dans l’espace les unes par rapport aux autres. L’objectif étant de créer un ensemble symétrique et fluide réglé au « doigt et à l’œil », sur lequel positionner les lignes de bouchain. Ce sont ces lignes qui forment la volumétrie de la coque et déterminent son tempérament (plus ou moins bonne stabilité primaire et/ou secondaire, tendance au surf, etc.).
L’implication du corps prend tout son sens dans ce processus.
La forme se construit autour du corps, à la mesure du corps et en l’impliquant pleinement.
L’œil et la main deviennent connectés comme premiers outils de mesure et de construction.
Le corps outil
Ce projet aurait pu me mener sur une réflexion autour de l’opposition entre standard et non standard. Je me serais amusé à transposer cette recette aujourd’hui, en imaginant un programme de modélisation du bateau. Après avoir été scanné, le kayakiste verrait son bateau fabriqué sur ses mensurations.
Mais il subsiste une mesure non quantifiable, celle de la pratique, de l’expérience. Le sur-mesure d’un néophyte n’est pas une fin, mais le début d’un apprentissage. Une fois installé dans le bateau, le corps devient récepteur de sensations, c’est à ce moment que l’on peut vérifier le comportement de son kayak. C’est seulement après avoir pagayé, trouvé ses appuis et sa position, que l’on peut prendre le recul nécessaire sur les proportions de son bateau.
Voilà qu’il me manque l’épaisseur de 4 000 ans de culture, où êtes-vous mes deux cents ancêtres chasseurs ?
La forme semble se dessiner à l’usage. Mon bateau m’envoie des signes, me donne des indications. Ce premier bateau en appelle un deuxième. Le suivant sera différent, puisque ma posture aura changé. Le fait de construire puis d’éprouver sa construction donne des clefs de lecture et de compréhension de l’embarcation. Il existe alors une évolution possible de l’objet au travers de la pratique. Jusqu’à oublier son kayak, le sentir comme un prolongement naturel du corps, ce qui pourrait figurer alors une forme d’aboutissement technique.