Du corps visiteur
penser et vivre l’espace muséal

Propos recueillis par Édith Hallauer, illustration © Véronique Huyghe.

Comment prendre la mesure du corps quand il se mesure à l’œuvre ? Quelle place pour le design dans le face à face du corps à l’œuvre ? Entretien avec Martial Marquet, architecte, concepteur de dispositifs scénographiques mettant le corps en jeu dans l’espace muséal.

Strabic : Dans Penser et vivre l’espace muséal, ton mémoire de post-diplôme à l’ENSCI, tu analyses le comportement des visiteurs face aux œuvres. Tu expliques par exemple qu’à l’entrée du musée, les corps prennent souvent la même attitude qu’à l’église : pas silencieux, chuchotements, frôlements des murs. Peut-on y voir la figure d’un « corps visiteur », une transformation du corps à l’approche d’œuvres d’art ?

Martial Marquet : Plus qu’une transformation, je dirais que c’est une modification du comportement qui s’opère à l’approche de l’œuvre, mais surtout de l’espace destiné à l’œuvre : le « musée ». Quand le visiteur en passe le seuil et entre dans ce que notre société a sacralisé comme temple de l’art, « l’homme de la rue » devient alors « visiteur ». Par la modification de son allure et la limitation de ses mouvements, il intègre le comportement dicté par le lieu et dont le respect est maintenu par les gardiens.

Dans une certaine mesure cette attitude altère le corps.

Les vastes espaces du musée laissent libre cours à la déambulation : d’une œuvre à l’autre le visiteur navigue, guidé par les œuvres en guise d’azimut, dans une errance qui n’est pas sans évoquer celle du consommateur dans un centre commercial. Bientôt le visiteur traîne le pas et bien vite se sent lourd, comme écrasé par la taille des espaces, la quantité des œuvres et la complexité de leur signification. Pourtant il faut avancer et continuer le parcours souvent bien défini, qui force l’expérience physique du lieu et se termine par le giftshop. Ainsi non seulement l’architecture et la scénographie orientent et contraignent le corps, mais l’attractivité des œuvres et le contexte muséal changent tout autant la perception du simple espace et amplifient l’altération physique et la fatigue intellectuelle.


Observer, mobilier pour les musées, 2012

Comment le mobilier peut-il interagir dans ce rapport ? Quel rôle a-t-il joué dans l’histoire des musées ?

Le musée est issu du cabinet de curiosités du XVIe siècle dans lequel le mobilier contient les œuvres, s’inscrit dans un cadre domestique et reflète l’intérieur cossu du collectionneur. C’est vers la fin du XIXe siècle que l’on constate la raréfaction du mobilier muséal, que l’on peut paradoxalement associer avec l’augmentation du nombre de visiteurs dans les musées. En effet les documents présentant les musées du XIXe siècle nous montrent les visiteurs faisant salon dans les salles et passant plusieurs heures à converser assis sur d’immenses banquettes capitonnées. On constate le même confort bourgeois au sein des galeries du début du XXe siècle où le mobilier côtoie naturellement les œuvres. La disparition du mobilier est actée à l’avènement du white cube, où dans la recherche d’une plus grande neutralité les espaces sont vidés de tout ce qui pourrait perturber le regard. Aujourd’hui le mobilier – quand il y en a – est réduit à un simple banc et à la chaise du gardien. D’un rôle social et domestique, il ne lui reste que le rôle de béquille supportant le visiteur échoué, se trouvant alors trop loin des œuvres pour les observer réellement.


Postures, sculpture/mobilier, projet de recherche.

Tu as produit plusieurs projets liés au mobilier muséal et à l’espace scénographique : Postures, Observer, Pièces montrées. Quelles sont leurs particularités ?

Ces différents projets ont comme point commun une recherche ergonomique sur la posture idéale, c’est-à-dire la position optimale pour observer telle ou telle œuvre. Une œuvre étant unique, il faut trouver la (ou les) position(s) suffisamment spécifique(s) pour la contempler. Pour cela j’ai travaillé sur une série de meubles que j’envisage comme des prothèses pour le corps du visiteur. Contrairement à la béquille qui soutient ponctuellement, la prothèse vient soulager le corps du visiteur dans son parcours et lui permettre d’augmenter sa perception de simple passant, en lui offrant la posture adaptée à la contemplation.
Ces meubles mettent en exergue notre rapport physique avec les œuvres d’art ; par exemple, avec Postures j’ai essayé de produire un objet entre sculpture et mobilier qui offre à son spectateur-usager une série de positions différentes en fonction du positionnement de l’objet dans l’espace.

Dans la scénographie de l’exposition Pièces montrées, encore visible au MAMC de Strasbourg (commissaire invité : Raphaël Zarka), j’ai travaillé sur l’attitude des visiteurs dans les salles de projection des musées : soit ils se mettent debout en fond de salle en se disant qu’ils ne resteront pas longtemps, soit ils s’assoient sur le sol, le petit banc prévu à cet effet étant souvent déjà occupé. Deux types d’assises prennent place dans les black boxes (salles de projection) de Pièces montrées : une banquette haute et des assises basses pour deux personnes. Elles viennent remplacer l’effort du visiteur pour lui permettre de se concentrer uniquement sur les films projetés. Ces meubles sont réalisés avec le même matériau que les murs pour en augmenter la neutralité, voire le caractère furtif, et qu’ils soient oubliés par le visiteur. Le rôle de ces meubles/prothèses est de faire oublier quelques secondes le corps et de permettre ainsi à l’esprit d’accueillir les informations livrées par les œuvres.


Pièces montrées, scénographie de l’exposition, 2013.

Comment ces projets envisagent-ils le corps du visiteur ?

Le rapport corps/esprit est étroitement lié au rapport corps/espace ou corps/œuvre. Pour moi le corps est notre interface sensible avec l’entourage, tout ce qui a trait au corps participe à l’expérience que l’on fait des situations que l’on rencontre. L’expérience du musée est je pense particulièrement intéressante car elle met en relation une activité physique longue avec une activité intellectuelle intense. Le corps du visiteur doit être supporté, ménagé, car sa fatigue altère sa concentration et donc la perception qu’il aura des œuvres au fil du parcours.
Le corps est envisagé comme un fardeau dont le visiteur doit pouvoir faire abstraction, élément perturbateur à la concentration et donc à la contemplation. Paradoxalement, pour soulager le visiteur de ce poids corporel, ces meubles contraignent le corps à adopter certaines positions, plus ou moins hautes, allongées, qui permettent à l’esprit d’oublier son enveloppe. Ils transforment ce qui était une expérience physique épuisante en une expérience intellectuelle/sensible.

Texte : Creative Commons, photographies © Véronique Huyghe.

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