« Le cimetière est certainement un lieu autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, c’est un espace qui est pourtant en liaison avec l’ensemble de tous les emplacements de la cité ou de la société ou du village, puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des parents au cimetière.
Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cœur même de la cité, à côté de l’église.
Là il existait toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous aviez le charnier dans lequel les cadavres perdaient jusqu’à la dernière trace d’individualité, il y avait quelques tombes individuelles, et puis il y avait à l’intérieur de l’église des tombes.
Ces tombes étaient elles-mêmes de deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque, soit des mausolées avec statues. Ce cimetière, qui se logeait dans l’espace sacré de l’église, a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement, c’est à l’époque où la civilisation est devenue, comme on dit très grossièrement, "athée" que la culture occidentale a inauguré ce qu’on appelle le culte des morts.
Au fond, il était bien naturel qu’à l’époque où l’on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on n’ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir du moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, que le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus d’attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c’est à partir du XIXe siècle que chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition personnelle ;
mais, d’autre part, c’est à partir du XIXe siècle seulement que l’on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes. Corrélativement à cette individualisation de la mort et à l’appropriation bourgeoise du cimetière est née une hantise de la mort comme "maladie". Ce sont les morts, suppose-t-on, qui apportent les maladies aux vivants, et c’est la présence et la proximité des morts tout à côté des maisons, tout à côté de l’église, presque au milieu de la rue, c’est cette proximité-là qui propage la mort elle-même.
Ce grand thème de la maladie répandue par la contagion des cimetières a persisté à la fin du XVIIIe siècle ; et c’est simplement au cours du XIXe siècle qu’on a commencé à procéder aux déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais l’"autre ville" , où chaque famille possède sa noire demeure. »
Michel Foucault, « Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967 », Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, [Extrait].