Qu’est-ce qu’un client ?
Le point de vue de Michele de Lucchi

Auteur : Tony Côme

Avant même de chercher à distinguer le bon du mauvais, au fond : qu’est-ce qu’un client ? Telle est la question que se pose, tout au long de cet ouvrage autobiographique, le célèbre architecte et designer italien Michele de Lucchi (1951).

Par rapport au titre original de ce livre, I miei orribili e meravigliosi clienti, celui de la version anglaise publiée simultanément par les éditions Quodlibet – My Horrible Wonderful Clients – est peut-être plus explicite. D’emblée, le lecteur est averti : tenter de faire le tri, tenter de fuir les pires commanditaires pour s’attirer les faveurs des meilleurs, ce serait absolument vain... Michele de Lucchi, dans un bref avant-propos, recense les connotations contradictoires qui sont aujourd’hui associées au terme de « client », en général :

[Traductions : TC]

« Le concept de client est complexe et ambigu, car il se réfère à quelque chose qui est à la fois noble et méchant. […] Vient également à l’esprit l’idée de se prostituer, de sacrifier sa dignité à n’importe quel prix. Il est désagréable de se voir soi-même qualifié de "client" et d’être obligé de se soumettre à un puissant fournisseur. Malgré tout, nous sommes toujours en train de chercher des clients, et nous désespérons de ne pas en avoir assez ».

Au début des années 1970, celui qui n’était encore qu’un jeune étudiant en architecture s’était précisément fait remarquer en tournant en dérision cette impossible situation, cet orgueil teinté de servitude volontaire qui peut parfois caractériser le milieu du design.

Designer en général

Lors de l’inauguration de la quinzième Triennale de Milan en 1973, Michele de Lucchi s’était déguisé en Napoléon, avait troqué l’épée du despote contre le té de l’architecte, et défilé ainsi devant les officiels. Sur une grande pancarte pendue à son cou, on pouvait lire l’inscription « Designer en général » et le sac poubelle qu’il traînait à son pied comme un encombrant boulet était estampillé « projet ». Alors que les grands noms du Nouveau Design italien venaient d’être sanctifiés au MoMA à l’occasion de la fameuse exposition Italy : The New Domestic Landscape organisée par Emilio Ambasz (1972), cette caricature du designer en tyran militaire, en figure totalitaire, fut bien sûr largement reprise et commentée par les revues spécialisées.

Michele de Lucchi apparaît par exemple, affublé de la sorte, à la une de Domus en janvier 1974 (n° 530). Difficile de faire une entrée plus remarquée dans le milieu du design. Le discours qu’il avait écrit et déclamé à l’époque a été exhumé. Il est reproduit dans cette récente publication :

« Écoutez-moi ! Écoutez !
Je suis un Designer en Général et en Général un Designer.
Je donne la beauté aux choses utiles du monde.
Je suis payé pour que vous puissiez vivre en beauté, dans le confort, dans la douceur, dans le fonctionnel, dans le coloré, dans la gaité. […]
Faites place au designer.
Laissez-moi la technologie et je l’exploiterai d’une manière utile et non nocive. Confiez-moi vos problèmes, je les résoudrai, moi, et moi seul, ne faites donc confiance à personne d’autre.
 »

Les « architectures culturellement impossibles » qu’il conçoit au même moment au sein du collectif Cavart – dont il contribue à la fondation – ne sont pas moins provocatrices. Le très rudimentaire modèle urbain improvisé pendant l’été 1975 dans une carrière de Monselice afin de « défendre le paysage » (une ZAD ?), l’assemblée populaire autoproclamée sur un viaduc ferroviaire (« heureusement, aucun train n’est passé ») ou le palanquin transformé en une radicale architecture mobile, tous ces projets, déjà, trahissaient sa crainte du client.

Michele de Lucchi, lampe Burattino, Produzione Privata, 2001.

Monsieur et Madame

On le sait, depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Michele de Lucchi a ensuite travaillé au sein du groupe Memphis (« Cher Ettore, tu nous manques »), pour Olivetti (Echos 40, 1994), Alessi, Telecom Italia, la Deutsche Bank, UniCredit, Artemide (« mon produit préféré, c’est la lampe »), etc. Il a dessiné plusieurs pavillons pour l’Exposition universelle de Milan (2015), il a même été amené à repenser les espaces de la Triennale. Les pompiers commencent souvent comme pyromanes, avouera-t-il lui-même.

On se souvient peut-être qu’Ettore Sottsass cessa de travailler avec Alessi à cause des temps de production, toujours très longs, trop longs, que les responsables de cette entreprise s’autorisaient :

Ettore Sottsass, cité par Grace Lees-Maffei, "Italianità and internationalism : production, design and mediation at Alessi, 1976-96", Modern Italy (2002), 7(1), 37-57 Carfax Publishing.

« Par exemple... l’intérieur de ce thermos est fait de verre sous vide, miroité. Ils sont allés au Japon, mais c’était trop cher à produire. Finalement, après deux ou trois ou quatre ans, ils ont trouvé à Bombay une entreprise qui produit ces choses-là très bien, à bas coût, de manière très précise. J’ai dû attendre, attendre tellement qu’à la fin, quand il est sorti, je l’aurais conçu totalement différemment. Vous savez, parce que je me suis ennuyé... mais je m’en fous. »

On connaît par ailleurs les grandes difficultés qu’Otl Aicher rencontra lorsqu’il collabora avec la firme allemande FSB, à la fin de sa carrière.

Mais, le lecteur sera étonné, les "horribles merveilleux clients" dont il est question dans ce livre, ce ne sont pas ceux-là…

Il s’agit plutôt de : Madame Personnalité qui l’oblige très tôt à se démarquer – par le truchement de sa pilosité faciale – de son frère jumeau Ottorino, Madame Avant-garde rencontrée une nuit agitée de décembre 1980, Monsieur Marché « toujours libre de choisir », Monsieur Artisanat, qui change tellement de visage quand il migre de la France vers l’Italie, Monsieur Espace « très exigeant, toujours insatisfait, demandant toujours plus », ou encore l’« intraitable » Madame Technologie.

Ces personnages allégoriques ponctuent en effet, depuis des années maintenant, la plupart des conférences que donne l’architecte et dont la retranscription a constitué l’une des matières premières de cet ouvrage (au côté de textes inédits, jamais traduits ou dispersés).

Si Michele de Lucchi a fondé en 1990 le laboratoire Produzione Privata se donnant pour mission de renouer (tronçonneuse en main, si besoin) avec l’authenticité de certains objets artisanaux, c’est parce qu’il voulait pouvoir parfois s’émanciper de la commande, ne plus être forcé de subir Madame Industrie qu’il « faut aimer même si ce n’est pas facile ». Toutefois, dans les dernières pages de ce livre, l’architecte finit par révéler le nom d’un client pire encore :

« Il est impatient. Il est irritant. […] Il a une manière terriblement déconcertante de soudainement, d’imprévisiblement changer d’idée. Exactement au moment où tout semble entrer en ordre et tendre vers une conclusion satisfaisante, tout à coup, plus rien ne marche, et vous devez tout recommencer à zéro. Il a tendance, c’est exaspérant, à toujours tourner autour des mêmes points, à réviser les décisions qui ont déjà été prises et les sujets qui ont déjà été clarifiés, surtout s’il n’y a apparemment rien à redire. […] Le calvaire est interminable, il est présent jour et nuit, même si on est en plein milieu d’une autre affaire – sans prévenir ni prendre de rendez-vous. Vous n’avez jamais de répit. Il vous ronge le cerveau, en proposant continuellement des alternatives alors que tout a déjà été fait, conçu, calculé, alors que tout est déjà prêt. […] Et pourtant, c’est mon client préféré, le plus loyal, le plus fidèle et le plus enthousiasmant. Je sais que sous sa longue barbe, il sourit toujours. C’est moi. »

Le client est roi.
Vive le client !


Michele de Lucchi, I miei orribili e meravigliosi clienti / My Horrible Wonderful Clients, Quodlibet, 2015.

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