The Other Architect
À livre ouvert

Écrit par Édith Hallauer.

Mauvaise nouvelle, il ne reste plus que deux jours pour aller visiter « L’architecte, autrement », dernière exposition du Centre Canadien d’Architecture, à Montréal. Bonne nouvelle, un superbe catalogue coédité par Spector Books lui fait traverser le temps.


« Après 25 ans au CCA, cette exposition exprimera enfin notre idée de l’architecture. »

Voilà donc l’ambition révélée de cet événement et de son grand - très grand - catalogue associé, telle qu’on peut la lire à sa page 414 : petite phrase issue de la reproduction d’un email entre les deux commissaires, Mirko Zardini & Giovanna Borasi, glissée entre la dernière page du catalogue et la troisième de couverture. Malin clin d’œil à qui saura le voir, fragment archéologique de ce projet pharaonique : comment exposer, et publier, l’autre de l’architecture ?

Au-delà ou en deçà

Car ce n’est peut-être pas « d’architecture autre » dont il s’agit ici, comme un cerveau francophone pourrait comprendre ce titre. On ne parlera pas de Construire autrement comme certains l’entendent, mais plutôt de faire autrement que construire. Faire autre chose même, tout en restant dans le champ de l’architecture – puisqu’on tourne toujours autour d’elle. Il ne sera pas non plus vraiment question d’architectures de papier, fantasques projets sur plans, utopies endormies dans les cartons, dessins sur papyrus volants si chers aux rêveurs de villes invisibles. Même si, des papiers, il y en a.

En fait il est plutôt question de l’architecture comme d’un outil, un média producteur de réflexivité. L’architecture comme champ de recherche intellectuelle, critique et radicale, ouverte et dynamique, profondément réformatrice. Dans les 23 cas présentés, remontant au début des années 1960, on est bien au-delà des frontières classiques de la profession. Au-delà – ou en deçà - de la production d’artefacts ou d’éléments construits. Il est davantage question d’échafaudages de pensées, de charpentes manifestes sur contreforts de désirs collectifs, de bardages d’inventivités sociales. L’architecture y est une manière de penser, d’observer et d’analyser le présent, pour catalyser la matière sociétale dans laquelle nous vivons. Ses outils servent à identifier et poser les questions profondes, et baliser de nouveaux territoires d’action. Ses méthodes inventent des outils adéquats, pour explorer généreusement les réponses des ces questions soulevées.

Charles Moore dessinant en direct durant la diffusion de l’émission Roanoke Design ’79 tandis que le présentateur Ted Powers et l’architecte Chad Floyd discutent devant la caméra. 1979. Design-A-Thon, Centerbrook Architects and Planners Records. Manuscripts and Archives, Yale University Library © Centerbrook Architects and Planners

Autre éventuel quiproquo à lever concernant ce titre aux majuscules évocatrices : contrairement à cette éventuelle mystérieuse figure d’« Autre Architecte », on ne parlera pas ici de logiques individuelles. Les 23 cas sélectionnés sont exclusivement affaires de groupes. Souvent multidisciplinaires, parfois multiculturels, ces entités multiples - instituts, laboratoires, écoles, centres, agences, groupes ou unités - ouvrent le champ d’un métier trop souvent formaté, et sondent différentes expressions d’une manière collective de s’exprimer. Question conjoncturelle ou raisons plus profondes, pour les commissaires :

« La crise économique a fini par tuer la mode du vedettariat chez les architectes. »


Battre le rappel

Plutôt que de sectoriser donc, ce que ces multiples initiatives ont de commun est probablement leurs tentatives de réconciliation. Théorie et pratique, recherche et action, école et terrain, experts et amateurs, architecture et société, se trouvent ici raccommodés. Ainsi, les workshops entre habitants et planificateurs « Take Part » de Lawrence Halprin & Associates, entre 1971 et 1976 dans plusieurs villes américaines, ont comme but de parvenir à un « langage commun de la conscience environnementale ». Avant de pouvoir planifier ensemble, différents acteurs ou concernés par le développement urbain d’un quartier sont invités à plusieurs journées expérimentales, autour entre autres de façons de se mouvoir dans la ville et d’explorations sensorielles, avec des méthodes proches de celles de la chorégraphe Anna Halprin. Les architectes ici se posent comme facilitateurs, ou générateurs de dialogue, de situations singulières censées découler vers des outils génératifs – « open score », « RSVP Cycles » - pour composer la ville ensemble, en tant que city choregraphers [1].

Un participant de l’atelier Take Part à Wilmington prenant des notes lors de la promenade en ville. 1971. Lawrence Halprin Collection,
© The Architectural Archives, University of Pennsylvania

Alison B. Hirsh, « Take Part : Scoring a Participatory Process » in The Other Architect, p.384.

« From these new art forms, the ‘open score’ became the catalyst for stimulating action and public participation. »

L’Urban Innovation Group (U.I.G.), officiant à Los Angeles de 1971 à 1993, quant à lui, proposait que l’architecture puisse s’enseigner comme la médecine. Se posant comme un laboratoire pour des étudiants « internes », en reprenant tout le vocabulaire associé, ce processus inclusif de planification urbaine permettait aux étudiants de travailler dans la « vraie vie », et au projet urbain de prendre pied dans la recherche universitaire.

En 1973, Cedric Price & Peter Murray lançaient Polyark, biblio-bus audiovisuel, « réseau ouvert multidirectionnel d’échanges » pour tisser des collaborations entre écoles. Ses auteurs constataient en effet un manque cruel de communication entre les écoles d’architecture de Grande-Bretagne, et mirent en œuvre le désir de faire percoler les champs du savoir et des pratiques, en tentant d’établir un système d’éducation architecturale décentralisée qui donnerait le sens d’une vraie « mobilité intellectuelle ». Là aussi, l’architecture est comparée à la médecine, les acteurs de se projet désirant opérer le même glissement entre médecine curative et préventive dans le champ de l’architecture : « pour ne pas que le mal logement remplisse les hôpitaux ». La revue Architectural Design voit la possibilité de faire de ce bus un « magazine sur roues », l’Architectural Association voulait justement faire un cours sur la rénovation d’un autobus londonien : le projet est lancé, réalisé.

L’illustrateur Shimbo Minami, durant et après une sortie de ROJO (la société d’observations et d’études des voies routières). v. 1985. Architectural Detective Agency

De ces vecteurs communs de rapprochements, disciplinaires et sociétaux, découlent dans ces 23 cas l’invention de figures. On ne voit plus un architecte en agence mais moultes détectives, reporters, journalistes, marcheurs, joueurs, scripts, inventeurs, éternels étudiants, hôtes télévisés, médiateurs… faire, d’une autre manière, de l’architecture. Comme ces Japonais de l’Architectural Detective Agency (1974-1986), qui prennent en filature les premiers bâtiments modernes à Tokyo, ignorés ou abandonnés, pour établir une nouvelle histoire de l’architecture. Ou comme ces Américains des Design-A-Thon (1976-1984), émissions télévisées sur les études d’aménagement urbain, incitant les téléspectateurs à téléphoner pour modifier les plans à l’antenne en direct. Le langage formel très hétéroclite des productions de ces groupes prouve qu’ils génèrent aussi des outils et des formes d’expression peu habitués de la production architecturale. Les images qui les documentent sont en effet peuplées d’un imaginaire singulier pour ce champ : télévisions, bus, caméras, performances théâtrales, bulletins, feux d’artifices, chansons, jeux, lettres… Ces objets, supports ou surfaces faisant acte d’architecture, sont des ouvroirs potentiels d’imaginaire, devenant parfois l’objectif même du travail – pensons à la Global Tools (1973-1975), dont l’enjeu était de réveiller les facultés créatives d’hommes dés-intellectualisés.

Un architecte de l’agence Moore Grover Harper au travail, exposé à la vue près de la fenêtre du bureau en devanture de Riverdesign Dayton. 1976 ? Design-A-Thon, Centerbrook Architects and Planners Records. Manuscripts and Archives, Yale University Library © Centerbrook Architects and Planners

Ex(pro)position

Pour exposer ces fantasques invectives et ces désirs foisonnants, les commissaires, qui ont déjà sévi avec brio sur de précédentes expositions - « Actions : comment s’approprier la ville ? » ou « 1973 : Désolé, plus d’essence » en 2008, ont émis l’idée que pouvoir lire les traces de ces processus créatifs serait plus pertinent que d’étudier ses produits finaux. Autant sur le contenu que sur les formes que prend cette exposition donc, cette posture hors-cadre, profondément ouverte aux possibles et aux interprétations, est de mise. Au CCA, tout est exposé « à l’horizontale », pour pouvoir lire les documents « comme dans une agence ». Si le dispositif s’avère probablement un peu fastidieux, il témoigne d’une belle générosité, qu’on retrouvera dans l’ouvrage. Mais il questionne une fois de plus sur le statut et le rôle d’une exposition d’architecture, aussi autre soit-elle. Comment transmettre autant de contenu textuel et visuel dans l’espace ? Comment montrer les traces d’évènements passés, tout en faisant vivre cet espace-temps institutionnel singulier ? Comment concilier temps éphémère de l’événement, et temps impérissable des documents d’archives ?

Les commissaires semblent là aussi avoir statué en choisissant de penser l’exposition elle-même comme un appui à l’autre - le vivant, la rencontre, l’imprévu, l’éphémère. À Montréal, pendant les six mois de l’exposition, une série de moments sont donc venus l’interroger et l’activer. Chaque semaine, visites thématiques – ou plutôt « Causeries dans les salles », séminaires et conférenciers invités ont mis en écho l’exposition, en proposant par exemple d’autres modalités d’autrement : Rotor, Assemble, SITU, Common Room, et d’autres « archéologies de l’ordinaire » l’ont habitée. L’exposition suscite le débat, qui produit lui-même du contenu, dans un aller-retour fertile et vivant que devrait s’assigner toute institution culturelle, assumant enfin le mariage paradoxal de ces deux termes.

Aussi difficile que cela puisse paraître, cette dimension fertile est également présente dans l’ouvrage publié à l’occasion de l’exposition. Les commissaires ont voulu penser un livre annotable, ce qui explique son très grand format. Les 300 fac-similés qui le composent sont en effet disposés dans de grandes pages, laissées largement vierges, qui transforment ainsi ce damné « catalogue » sanctuarisant en objet processuel, en document de travail – voire en table de travail ! L’ouvrage est très généreux en archives inédites, illustrant l’immense travail de recherche et de collecte qui a été fait pour l’exposition, et compile peu de commentaires, laissant l’espace au lecteur pour faire son propre chemin à travers ces documents. Le choix est riche mais relativement concis, la primauté est à la lecture du contenu, extrêmement diversifié : photographies, textes, correspondances, diagrammes, schémas, vidéogrammes – et même un plan de bateau, celui des incroyables symposiums marins multidisciplinaires de Délos (1963-1972), censés aboutir à la réécriture de la Charte d’Athènes [2] !

Les documents présentés sont donc sans mode d’emploi ou interprétation associée. Les seuls commentaires, qu’on lit alors comme des propositions de lectures, sont situés en fin d’ouvrage sur seulement 40 pages - sur 416. Cette construction éditoriale originale fait penser à une visite libre d’exposition, à la fois riche et légère, laissant une marge d’imagination dans l’ombre d’éventuelles incompréhensions. Il faut donc lire cette exposition et ce livre, comme une proposition, ouvrant au grand public avec humilité un champ de l’architecture immense mais méconnu. Sans injonctions ni lourdes démonstrations, les commissaires livrent ici les preuves tangibles de postures autres, transmettant de ce fait les pistes et les outils pour continuer et amplifier ce travail.

L’espace partagé de l’Architecture Machine Group, qui hébergeait plusieurs expériences parmi lesquelles un grand nombre était consacré aux premières formes d’intelligence artificielle. v. 1969. Architecture Machine Group, MIT Museum


Exposition :
The Other Architect, Centre Canadien d’Architecture, 28 octobre 2015 – 10 avril 2016.
Catalogue (en anglais seulement) :
The other architect : another way of building architecture, Giovanna Borasi (dir.), CCA & Spector Books, 2015.

[1Voir à ce propos Alison Bick Hirsch, City choreographer : Lawrence Halprin in urban renewal America, Minneapolis, 2014.

[2Voir le texte de Panayiota Pyla dans l’ouvrage : « Les symposiums de Délos : quitter la Terre pour la sauver. 1963-1975. » - traduction de l’auteur.

Texte : Creative Commons.

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