Voir la chaise comme un signe correspond au niveau d’analyse d’abord le plus évident : la Recherche a longuement été commentée sous l’angle des rapports mondains, dans lesquels la chaise joue un rôle significatif. Il ne suffit pas d’être invité (ou de s’introduire de force, comme Legrandin ou Bloch) dans les salons ; encore faut-il y avoir sa place.
La chaise représente physiquement en même temps que symboliquement cette place dans le salon, de la même façon que le salon est à la fois un terme désignant les rassemblements d’une certaine société (tenir salon) et le lieu physique dans lequel ils se produisent. La référence explicite aux assises constitue avant tout l’évocation d’un statut social ; le narrateur souhaite ainsi profiter de sa présence chez Mme de Villeparisis pour entretenir M. de Norpois du « fauteuil académique » [1] qu’il souhaite à son père d’obtenir. Dans un même esprit, Bloch (qui fait ainsi preuve de sa maladresse) parle du bal de Mme de Sagan comme une des « grandes assises mondaines de la saison » [2].
Ces observations peuvent sembler relever anecdotiques, mais elles révèlent que la position assise lie le corps et la position sociale, de la même façon que le monde (phénoménologique) entretient un rapport étroit avec le monde (lieu des mondanités). Dans les réceptions, les invités de marque sont souvent assis, tandis que les bourgeois, faire-valoirs ou indésirables, restent debout. Cet aspect n’est jamais directement commenté, mais il est toujours fait mention des positions respectives des personnages : la vie mondaine distribue les individus, entre le clan des « debout » et celui des « assis ». Parfois, quelques discrets indices nous révèlent l’incommodité de la position « debout », manifestement inconnue des aristocrates.
Ainsi, Mme de Villeparisis reçoit assise à un secrétaire où elle peint, la Duchesse de Guermantes [3] est assise et le duc s’assied dès son arrivée. Bloch, qui est debout, finit par renverser un vase ; situation qui l’amène à faire une plus complète démonstration de sa rudesse (« Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas mouillé », p. 207). Cet incident intervient après que Bloch se soit levé pour admirer le travail de Mme de Villeparisis : on voit ici que la mobilité est réservée aux bourgeois et invités de faible importance, tandis que les gens du monde ont une agilité avant tout caractérisée par une fixité (plus qu’une immobilité).
En effet, cette fixité, solidité digne de la statue, touche aussi les aristocrates, mais dans des circonstances particulières. Ainsi, la « Marie-Antoinette du quai », rivale de Mme de Villeparisis, essaie de déstabiliser cette dernière ; après que son « coup » a échoué, celle-ci reste « debout et immobile » et Proust ajoute ainsi : « elle semblait sur un socle triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d’un parc » [4].
Nous lisons ici, avant même d’analyser les assises elles-mêmes, un partage complexe entre la position assise et la position debout, qui dépasse la partition bourgeois/aristocrate, mais reprend, comme dans le cas des signes mondains, la ligne séparatrice tracée entre ceux qui maîtrisent un langage et ceux qui sont encore novices.
Entre ces deux positions se jouent les formes des corps, leur poétique : d’un coté Alix (la « Marie-Antoinette du quai ») figée en statue de sel, de l’autre le régime végétal des mouvements de la duchesse de Guermantes, dont le corps, à l’inverse, ne semble jamais soumis à la contrainte. Nous lisons à propos de la Duchesse qu’elle « avait profité de l’indépendance de son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée » [5], puis, plus loin : « Elle [...] déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son corps qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu’on a couché, et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle » [6]. Dans le premier cas, la Duchesse est debout, dans l’autre elle est assise : mais il semble que son corps, quant à lui, échappe aux règles qui régissent le reste du salon. Mme de Guermantes n’est jamais dans l’inconfort, tant son corps semble se plier, se muer selon des règles propres qui échappent au reste des humains.
L’entrée que constituent les assises, comprises comme des signes, ne nous conduit pas à désincarner le mobilier : au contraire, le régime de signes qui accompagne le debout et l’assis renvoie directement au poids des corps, aux attitudes, et nous permet d’entrer dans l’espace mondain en éludant le champ de la parole. Il n’y a pas, comme dans le cas du langage, de règle claire ; ainsi la position assise sert aussi à faire se oublier. L’historien de la Fronde, dans la même réception chez Mme de Villeparisis, regagne sa chaise après « l’incident des chapeaux » et son erreur sur l’identification des fleurs de pommier. La position assise joue alors le même rôle que la position debout pour Bloch (qui trouve, avec l’incident du vase, une occasion de dévoiler son incivilité), celle de révélateur ; aussitôt assis, l’historien se « rappell[e] » qu’il manque de sommeil : « une dure fatigue [...] lui fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui d’un vieillard » [7]. Même lorsque la position assise joue le rôle d’un repli stratégique après un échec mondain, elle rend aux corps leur lourdeur naturelle.
De même, les fâcheux gracieusement invités dans le monde sont condamnés au mouvement perpétuel et ce déplacement constant (comme le montrent les cas de Bloch et de l’historien) amènent les personnages à se dévoiler, non pas comme Albertine qui se « coupe » dans le lieu du langage, mais à travers la posture des corps.
Plus que les positions assises ou debout, ce sont les mouvements du corps, mais aussi du regard, qui créent le partage dans la société - et le mobilier n’est jamais loin, pour souligner ou incarner la place de chacun dans le monde (dans les deux acceptions du terme).