Le monde (cette fois compris comme mondain) est souvent défini comme composé de « cercles ».
Des petits (le fameux « petit cercle » des Verdurin, matérialisé dans l’enclave temporelles des « mercredis ») ou celui, plus chic, des lectures de Mme de Villeparisis) et le grand, celui du faubourg Saint-Germain, dominé par les Guermantes. Ces cercles croisés sont moins des figures géométriques distribuant les personnages en différentes catégories (le monde décrit par Proust est, on le voit au fur et à mesure de la Recherche, moins hermétique qu’il n’y paraît) qu’un motif unique, contaminant, de circularité.
À cet égard, le siège choisi par Mme de Guermantes nous interpelle. Il ne s’agit pas d’une chaise, mais bien d’un pouf. Comme les autres personnages maîtrisant les règles du jeu mondain, Mme de Guermantes oppose une sereine fixité à l’agitation des bourgeois et des aristocrates malhabiles. Si elle est immobile, c’est parce qu’elle se situe au centre d’un mouvement qu’elle génère, sans y participer véritablement ; mouvement directement lié à ce siège particulier qu’est le pouf, par lequel il nous faut commencer. Proust écrit : « Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d’elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois de Guermantes au milieu du salon, à l’entour du pouf où elle était » [1].
Cet élément de mobilier, rond, semble faire corps avec la Duchesse ; ou plutôt, il est nimbé de cette aura particulière que la Duchesse projette autour d’elle. Tel le roi Midas qui transforme en or tout ce qu’il touche, tout objet en contact avec Mme de Guermantes devient Guermantes.
Le corps de la Duchesse fait ainsi figure de réceptacle (« la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien » [2]) et de matière - une matière poreuse diffusant son identité à l’espace alentour. Ce motif de circularité, qui fait le lien entre un corps « plein » de son identité et sa qualité évanescente fait retour un peu plus loin : le nom de la Duchesse « venait de l’introduire au milieu d’êtres différents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes parts et sur lequel elle exerçait une réaction si vive que je croyais voir, là où cette vie cessait de s’étendre, une frange d’effervescence en délimiter les frontières ; dans la circonférence que découpait sur le tapis le ballon de pékin bleu [...] » [3]. Même si la Duchesse est « circonvenue » dans le salon, c’est elle qui en organise le mouvement, en diffuse la qualité.
De même que ce pouf convient précisément parce qu’il reflète la rotondité associée à la Duchesse, il est également le point matériel de sa centralité dans le monde, le référent donnant une forme à l’enchantement du personnage. Les limites du corps de la duchesse sont difficilement saisissables : comme auparavant son bras se tendait comme un végétal, et semblait révéler quelque chose d’une élasticité du corps, cette fois la robe, comme extension de ce même corps, contamine le décor et se fond avec lui. Et cette découpe, qui fait appartenir le tapis à la zone d’influence de la Duchesse, génère aussi une chorégraphie, reprenant la même rotondité : « de la pointe de son ombrelle [...], elle dessinait des ronds sur le tapis [4] » [5]
Cette danse, qui s’associe à la capacité magique de la Duchesse à intégrer l’espace comme une composante de son corps, est renforcé par le jeu des regards. Alors que la Duchesse joue ainsi avec son ombrelle, Proust ajoute : « son regard fixait tour à tour chacun de nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s’adoucissant alors de cette sympathie humaine qu’éveille la présence même insignifiante d’une chose que l’on connaît, d’une chose qui est presque une personne ; ces meubles n’étaient pas comme nous, ils étaient vaguement de son monde » [6].
Cette circularité du regard, comme toutes choses, est imprimée par la Duchesse sur le monde extérieur ; il est fait mention du mobilier comme partie du monde du personnage.
Les poufs, chaises et causeuses obéissent en effet à ses lois, tandis que les invités novices vis-à-vis du jeu mondain réagissent comme des particules projetées dans un mouvement qui leur est étranger ; d’où cette hostilité presque animale du mobilier envers les bourgeois et les maladroits : les vases trahissent Bloch, les chaises révèlent la nature profonde de vieillard de l’historien...
La révélation peut même concerner les aristocrates, mais celle-ci fait alors l’objet d’un jeu contrôlé. Mme de Villeparisis quitte ainsi momentanément le secrétaire où elle peint des aquarelles : « Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit tablier qu’elle portait alors à sa taille et qu’elle portait pour ne pas salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l’impression presque d’une campagnarde que donnait son bonnet et ses grosses lunettes et contrastait avec le luxe de sa domesticité » [7]. Les éléments d’habillement ainsi révélés sont totalement maîtrisés, et s’ils semblent un peu grossiers, ils ne le sont que sur un mode rustique, en vogue dans le monde, qui rejoint cette manie du Duc d’employer des termes provinciaux tels que « pelure » par « affection de simplicité » [8]. Parce que les meubles sont « de leur monde », les aristocrates échappent la plupart du temps au processus de révélation que les chaises mettent en marche chez les bourgeois, en révélant par le corps ce que les paroles cachent habilement [9].