« Argos avait donc lancé synabrain, un implant jetable qui pouvait indexer l’intégralité de votre cerveau ou tout au moins une grande partie, car c’était devenu un âpre combat technologique en ce qui concerne l’indexation profonde. L’indexation cérébrale permettait d’éviter toutes pertes de mémoires et offrait parfois la possibilité de revivre certaines des sensations du passé. Les premières puces commercialisées jetables étaient vendues relativement à bas prix. »
Dans Print Brain Technology, nouvelle écrite par Olivier Le Deuff (mai 2011), le personnage principal Lindon Wilde se fait implanter une puce mémorisant et indexant le moindre de ses souvenirs anciens et récents, les rendant ainsi disponibles par une simple requête. Il retrouve par ce biais non seulement des souvenirs oubliés (« des myriades de souvenirs enfouis surgissaient au gré d’une sensation ou d’une odeur ») mais peut aussi revivre (pour le meilleur puis pour le pire) les moments de sa vie particulièrement importants. Il réalisera ensuite que son cerveau est aussi accessible au reste du monde…
L’« indexation profonde » décrite dans le texte d’Olivier Le Deuff est à la fois fascinante et effrayante, car elle désigne un dispositif par lequel toute la personnalité et pour ainsi dire « l’être » d’un individu pourraient être accessibles de manière totalement externalisée. Mais à l’heure où notre activité est de plus en plus médiatisée et archivée via les dispositifs numériques que nous utilisons, ce « moi numérique » n’existe-t-il pas déjà ? Voyage au pays des ombres digitales…
Miroir, mon beau miroir…
Plus j’enregistrerai d’informations sur ma vie, mieux je serai à même de me connaître : c’est le credo des « self-trackers », mouvance d’individus qui enregistrent le moindre détail de leur vie via des variables et des mots-clés.
Le site your.flowingdata propose par exemple, via un système d’enregistrement qui s’appuie sur Twitter, de retracer au jour le jour les événements les plus anodins comme les plus importants de sa vie quotidienne. Par le biais d’un ensemble d’événements et de variables, avec des assertions telles que « mangé 3 gâteaux » ou « ressenti bonheur », tout est enregistré et indexé. Par la suite, il propose de visualiser ces variables sous la forme d’historiques et de graphiques quantitatifs : actions effectuées, aliments ingérés, sentiments éprouvés, tout peut potentiellement être visualisé, quantifié, comparé. Certains sites se spécialisent d’ailleurs dans des aspects spécifiques de la vie quotidienne, tels que la santé ou encore les sentiments. Parmi ces derniers, Moodscope propose d’enregistrer ses humeurs et de les visualiser sous la forme de graphiques.
Sur un registre plus littéraire, certains sites permettent par ailleurs de « coucher dans les bases de données » des informations très approfondies sur sa personnalité et son histoire, tels le service Proust.com : le site vous propose, sur la base d’une série de questions, de documenter toute l’histoire de votre vie par des anecdotes, des photos et des commentaires de vos amis, afin d’obtenir l’image la plus précise de la vie que vous avez vécue.
Qu’est-ce qui motive ces pratiques de sauvegarde personnelle boulimique ? Sûrement les mêmes choses que celles qui motivaient autrefois l’écriture des fameux journaux intimes et autres mémoires : la connaissance de soi-même par l’objectivation, mais également le désir de disposer d’un instantané de sa vie à un moment donné. Ce qui est fascinant dans ces nouvelles pratiques n’est pas tant la précision des informations fournies, que le fait qu’elles puissent être facilement exploitées. Le couplage de cet « enregistrement personnel » avec des programmes informatiques se limite pour l’instant surtout à montrer et « visualiser », mais pourrait un jour également expliquer, analyser, voire conseiller.
Parmi les pionniers de la « data-psychologie » personnelle, le programme Digital Mirror analyse les archives mail d’un individu pour en dégager toute une série de déductions sur ses intérêts et son paysage socio-sentimental, comme par exemple la nature de sa relation avec ses correspondants : cordial, attentionné, ou au contraire agressif… Le programme ne fonctionne pour l’instant qu’avec des utilisateurs anglophones. Mais l’analyse psychologique et comportementale des individus sur la base des données qu’ils produisent n’en est qu’à ses débuts. Pourra-t-on un jour s’inscrire sur un site de data-psychanalyse, de data-développement personnel, ou encore de data-critique intellectuelle d’après ce qu’Internet sait et comprend de nous ? L’entremêlement de ces données de plus en plus fines et de leur exploitation informatique pour générer des contenus permet d’imaginer les hybridations les plus déroutantes.
Souriez, vous êtes cartographié !
Se raconter et s’enregistrer pour mieux se connaître, l’entreprise semble sensée et même humaniste. Avec les « self-trackers » et leurs équivalents plus littéraires, on est encore loin du dispositif décrit dans la nouvelle d’Olivier Le Deuff, car « l’indexation de soi » reste privée ou tout du moins contrôlée, et dépend uniquement du bon vouloir des utilisateurs.
Cependant, la connaissance de soi via les dispositifs numériques ne s’arrête pas à ces quelques phénomènes relevant d’initiatives conscientes et volontaires. Tout ce que nous faisons sur Internet, et les traces et documents que nous y laissons en de multiples occasions, permettent également d’acquérir une relative connaissance de nos personnalités, habitudes et centres d’intérêts. Échanges sociaux, commentaires écrits, « j’aime » et autres « +1 », sites parcourus et historiques de navigation : indépendamment de la dissémination de ces informations dans différents espaces numériques, tous ces « indices » sont autant d’éléments qui reflètent également qui nous sommes, de manière proportionnellement précise au nombre d’informations disponibles.
La publicité comportementale consiste à proposer des contenus publicitaires adaptés aux « intérêts personnels » que renvoie chaque internaute en fonction des pages qu’il visite, des documents qu’il écrit et produit sur Internet. Outre les géants qui ont fait leur fortune sur ce principe, tels Google et Facebook, de nombreuses entreprises sont spécialisées dans la génération des profils attentionnels, véritables portraits robots comportementaux, qu’elles revendent à différents commerçants.
L’utilisation du « moi digital » ne s’arrête cependant pas à l’unique domaine publicitaire. La valeur de nombreux sites actuels repose sur le fait qu’ils utilisent ce qu’ils savent de nous afin de produire spontanément des contenus personnalisés. Facebook, le plus connu, génère sa page d’accueil (actualités, photographies, « archives ») en fonction du degré de relation avec les différents contacts : commentaires, « j’aime », messages, mais également temps passé sur les autres profils, tel celui de cette fille qui vous a tapé dans l’œil, et dont Facebook ne cesse de vous afficher les photos de vacances depuis que vous errez sur son profil tous les dimanches soir… C’est également le cas de Google, qui utilise l’historique web de l’internaute pour affiner les résultats proposés. Enfin, d’autres sites fondent même explicitement leur offre sur la recommandation, tel Amazon, ou Last.fm, qui permet de découvrir de nouveaux artistes sur la base de sa bibliothèque musicale existante.
On parle ici d’une économie de l’attention, qui se fonde sur notre « moi digital » pour répondre à nos attentes.
Le « moi digital » ne se limite donc pas à une bande de « geeks » fanatiques de l’enregistrement et de la mémorisation. Une ombre personnelle se tisse derrière chaque écran, et elle est utilisée pour adapter notre expérience du Net à notre personnalité (supposée). Conditionnera-t-elle un jour également la composition de notre journal de 20 heures ou la bande-son du film que l’on regardera ? Jusqu’où cette boucle entre traces personnelles et génération de contenus se portera, qui pourrait tourner au téléguidage si elle n’est pas questionnée sérieusement ?
Rendez-moi mes données !
La « personnalisation automatique » de l’environnement d’un utilisateur a été le rêve de nombreux designers et autres humanistes depuis l’avènement de l’ère industrielle et de ses turpitudes normalisatrices. Mais en même temps qu’elle ouvre l’ère d’un Web plus « intelligent » qui propose des contenus adaptés à ce qu’il pense savoir de nous, l’utilisation active voire intrusive du « moi digital » pose d’évidents problèmes de liberté de penser ainsi que de neutralité.
Alors que le phénomène émerge, la résistance s’organise déjà. Vis-à-vis de la publicité comportementale, le plug-in Collusion pour Firefox propose par exemple de retourner cette entreprise de « fichage » en fichant les ficheurs eux-mêmes : il permet de visualiser en direct l’identité de tous les « mouchards » rencontrés au fil de la navigation.
D’autres projets consistent également à récupérer et connaître l’ensemble des informations que l’on inscrit dans nos appareils numériques. C’est le cas du projet Poyozo, qui se présente à la fois comme un outil de gestion globale de sa « présence sur le Net » et comme un outil d’analyse et de visualisation de soi.
Au-delà d’initiatives relevant uniquement des utilisateurs, il y a une injustice dans le fait que certaines entreprises détiennent des informations sur nous à notre insu. En Grande-Bretagne, le projet gouvernemental « My Data » a engagé plusieurs grandes entreprises à partager les données dont elles disposaient avec les intéressés, et lancé dans le même temps une politique d’innovation pour permettre la naissance de nouvelles applications permettant d’exploiter cette masse de données personnelles dont chacun est l’objet mais pas le propriétaire.
On peut pour l’instant parier que ces nouvelles applications seront avant tout tournées vers des questions d’ordre pratique et économique (comparer les factures, visualiser ses achats grâce à ses tickets de courses…). Mais des exemples, tels que le logiciel Digital Mirror présenté précédemment, laissent présager que les applications psychologiques de ces corpus de données peuvent également donner des résultats très intéressants.
L’utilisation informatique de l’empreinte que nous laissons sur le monde via nos appareils numériques ouvre des horizons vertigineux, mais engage également à se questionner sur la manière dont nous souhaitons être définis et « traités » par notre environnement numérique.
L’aiguillage des contenus, en même temps qu’il va permettre d’accéder à des informations toujours plus pertinentes, risque d’accentuer une certaine ségrégation insidieuse sur le plan social et culturel d’un individu. Le phénomène existe déjà dans le Web actuel, puisque nous fréquentons naturellement des sites et des personnes proches de nos intérêts et de nos opinions. Mais ne va-t-il pas être accentué s’il est orchestré de manière invisible et automatique ?
Par ailleurs, des « self-trackers » aux entreprises monnayant les centres d’intérêts et les informations personnelles des internautes, on peut craindre qu’il se dessine en filigrane une certaine conception déterministe de l’individu, la croyance que ces données permettent de savoir réellement qui nous sommes. Comment se définit l’identité de quelqu’un ? Par un ensemble d’attributs et de mots-clés définissant sa « personnalité » et permettant de prévoir ce qui va lui plaire ou non, ce qu’il va faire et penser ? Une personne n’est-elle pas plutôt un ensemble de foules, faite de contradictions, de possibles, d’imprévus ?
Extrait du site traque trace, résultant d’une expérience de « datalittérature » dans une classe de terminale en Seine-Saint-Denis
Le « moi digital » utilisé pour téléguider les comportements risque de devenir une cartographie de contrôle et de manipulation. Mais il pourrait devenir également l’instrument de subtiles recommandations et de points de vue inédits et dynamiques sur nos personnalités, mélange hybride entre individus et programmes informatiques. Il faut rester vigilant face à ce formidable enrichissement existentiel qu’est le Web, et continuer à faire d’Internet une machine « à sortir de soi » plutôt qu’un rétrécissement automatisé.
Le pearltree de références de l’auteur