Architecte suisse proche de Max Bill, successivement étudiant, enseignant et vice-recteur de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, spécialiste de Hannes Meyer à l’origine du projet pédagogique de l’Institut de l’Environnement à Paris (1969-1971), Claude Schnaidt (1931-2007) livrait en 1976 une étude détaillée éclairant de manière inédite les liens qu’entretenaient les membres du Bauhaus avec les représentants de l’Éducation nouvelle, confrères avant-gardistes. Voici quelques morceaux choisis.
Le Bauhaus était une école. Nombre d’exégètes, après avoir signalé le fait, tendent à l’oublier. À force de compter et de décortiquer les arbres, la forêt s’évanouit. On s’étend sur les hommes, sur les œuvres, sur leur ascendance et leur descendance, on reproduit l’inévitable schéma concentrique de l’organisation des études, mais on est très discret sur l’institution. Quand on emploie le mot “école”, c’est souvent au sens d’un groupe de personnes qui se réclament d’un même maître ou professent les mêmes doctrines. Tout se passe comme si l’on répugnait à descendre dans les détails triviaux et sans importance de la vie d’un établissement d’enseignement. Cette attitude conforte l’idée qu’il y a une part de miracle dans le Bauhaus. [...]
Il ne suffit pas de rassembler au bon moment quelques bons artistes, architectes et techniciens pour faire une bonne école. Sans cadre institutionnel viable, l’opération a toutes les chances d’échouer. [...]
Ils n’ont pas eu la folie des grandeurs. L’effectif maximum a été atteint en 1929 : 197 étudiants, une douzaine d’enseignants à temps plein, 5 vacataires plus les conférenciers. Dans une école de cette dimension et avec un tel encadrement, tout le monde se connaît, les problèmes personnels sont pris en compte, l’information circule rapidement, la bureaucratie est réduite au minimum, bref, la pesanteur du contenant n’annule pas la poussée du contenu.
La validité du Bauhaus tenait aussi à ses organes de décision. Le directeur était un enseignant et le chef de l’administration lui était subordonné. Le partage sans équivoque des domaines pédagogique et administratif au sommet de l’institution, la décentralisation très étendue des responsabilités (le chef de chaque atelier avait des prérogatives importantes), la taille même de l’établissement et de ses organes, allégeaient, clarifiaient et accéléraient considérablement tout le processus d’observation/réflexion/délibération/décision/réalisation. [...] D’autres facteurs ont stimulé la productivité du Bauhaus : la marginalité dans le système d’enseignement supérieur, la pluridisciplinarité de la structure, la cohabitation d’une partie des étudiants et enseignants, l’internationalisme délibéré des uns et des autres.
L’aspect institutionnel du Bauhaus offre sans aucun doute un champ immense et fécond d’investigations qui pourraient nous aider, quand les conditions politiques seront réunies, à résoudre certains problèmes fondamentaux pour l’avenir de nos écoles.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’existe pas d’étude approfondie sur la pédagogie du Bauhaus. On s’est surtout intéressé au cours fondamental, à l’enseignement de tel ou tel professeur, on a mis en évidence certaines de leurs origines et de leurs différences, mais on ne s’est guère préoccupé de savoir sur quelle théorie de l’éducation s’appuyait le Bauhaus dans son ensemble. S’agirait-il d’un thème fantôme ? Les Bauhäusler auraient-ils récusé tout ce qui se passait dans les autres écoles ? Une des preuves formelles du contraire nous est fournie par Gropius en personne. Il écrivait en 1923 : "Les nouvelles écoles (écoles Montessori, école du travail), fondées sur le travail manuel, donnent une bonne préparation au travail large et constructif tel qu’il est envisagé au Bauhaus car elles développent consciemment la totalité de l’être humain tandis que les écoles traditionnelles détruisaient l’harmonie de l’individu par le travail presque exclusivement intellectuel. Le Bauhaus a pris contact avec les nouveaux expérimentateurs dans le domaine scolaire." Voilà une piste intéressante pour découvrir des soubassements inexplorés du Bauhaus.
Maria Montessori, dont se réclamaient les écoles évoquées par Gropius, s’était consacrée à l’éducation des enfants retardés mentaux avant d’étendre son expérience pédagogique aux enfants normaux. Elle avait créé en 1906, dans des immeubles des quartiers populaires de Rome, des classes qu’elle avait appelées "case dei bambini". La pédagogie montessorienne partait du postulat suivant : “Les fonctions perceptives et motrices par lesquelles débute la vie psychique résultent d’une juxtaposition mécanique d’éléments primitifs. Les ensembles moteurs organisés et complexes sont produits par l’addition progressive de mouvements simples, la pensée synthétique et abstraite est fabriquée par l’expérience sensorielle et concrète.”
“Par conséquent, résoudre le problème de l’éducation consiste tout simplement à trouver des procédés propres à faciliter du dehors cette marche du simple au complexe, du fragment à l’ensemble organisé.”
Les écoles du travail mettaient en œuvre les idées de Kerschensteiner. La doctrine de ce pédagogue allemand reposait sur une philosophie des valeurs. L’individu doit être transformé dans sa totalité pour être amené à la raison. L’éducation ne doit pas se régler sur le conformisme ambiant pour inciter à l’assimilation active des valeurs. L’école doit être une communauté de travail formatrice du caractère. Elle doit satisfaire les besoins présents du développement de l’enfant, développement qui détermine le dosage entre autorité et liberté. Pour Kerschensteiner, “Le trait essentiel de la vraie école active consiste à développer chez l’enfant l’obligation intérieure d’éprouver lui-même ce qu’il a créé… La bonne école active ne se définit pas par le fait qu’elle amène les élèves à trouver eux-mêmes les idées nouvelles, à exécuter les travaux manuels ayant peut-être même une valeur économique…mais par le fait qu’elle les incite à contrôler eux-mêmes quelle était la fidélité, l’objectivité de leur travail indépendant.”
Les conclusions de Kerschensteiner sont proches de celles de Dewey dont le projet pédagogique, inspiré par le pragmatisme de William James, était de réconcilier le savoir avec le faire, l’humanisme avec la technique, la culture avec l’utilité. Selon Dewey, la méthode à suivre dans l’enseignement tenait en cinq points : « En premier lieu, il faut que l’élève se trouve dans une situation authentique d’expérience, qu’il soit engagé dans une activité continue à laquelle il s’intéresse pour elle-même ; en deuxième lieu qu’un problème véritable surgisse dans cette situation comme stimulus de la réflexion ; en troisième lieu, qu’il dispose de l’information et fasse les observations nécessaires à la solution ; en quatrième lieu, que les solutions provisoires lui apparaissent et qu’ils soit responsable de leur élaboration coordonnée ; en cinquième lieu, que la possibilité et l’occasion lui soient données de soumettre ces idées à l’épreuve de l’application pour déterminer leur portée et découvrir par lui-même leur validité”.
L’année où Maria Montessori avait créé ses "case dei bambini", Ovide Decroly avait ouvert près de Bruxelles à son École de l’Hermitage et Berthold Otto l’école de Gross-Lichterfelde dans les environs de Berlin. Pour Decroly, l’éducation n’est pas une préparation directe à la vie des adultes mais est elle-même une vie servant l’existence à venir. L’enfant doit vivre sa vie propre dont il doit surmonter les difficultés. “La classe est partout : à la cuisine, au jardin, au champ, à la ferme, à l’atelier, à l’usine, à la carrière, au magasin, au musée, aux expositions, en excursion et en voyage. Le professeur parle peu. La devise est : peu de mots, beaucoup de faits. Il montre, fait observer sur le vif, analyser, manipuler, expérimenter, confectionner, collectionner. Dans les débuts, tout enseignement théorique et même tout enseignement proprement dit est pour ainsi dire banni de l’école”. C’est ce que Decroly appelait “l’école pour la vie, par la vie”. Otto rejetait radicalement toute contrainte et s’en remettait totalement à l’évolution spontanée de ses élèves, jusqu’au refus de corriger leurs fautes.
Un peu plus tard, tandis que Gropius fondait le Bauhaus, il y eut aussi les Communautés libres d’Hambourg où les enfants organisaient seuls leurs activités, leurs horaires, leur discipline, les maîtres s’effaçant dans le groupe censé être le véritable éducateur. [...]
Le premier tiers de notre siècle fut dans le monde entier une période révolutionnaire de la pédagogie. [...] Le Bauhaus n’est qu’un épisode de cette grande aventure. Son mérite particulier est d’avoir su faire passer l’Éducation Nouvelle dans l’enseignement supérieur. Par-delà leurs différends, tous les maîtres du Bauhaus se sont retrouvés sur ce terrain.