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Design et pédagogies alternatives

Edito écrit par Eva Ruaut et illustré par Charles Beauté

Lorsque l’élève ne progresse pas, c’est au maître de se remettre en question. L’idée est portée par les premiers pédagogues « alternatifs ». Ils postulent de l’éducabilité de chacun. « Tous capables » est le cri de ralliement de ces pédagogies appartenant au mouvement de l’Éducation nouvelle, qui affirme la potentialité de tous les enfants à apprendre, comprendre et devenir un citoyen émancipé. Mais l’idée est politique donc clivante, et sa mise en œuvre encore hésitante. Choix du matériel, soin de la mise en scène pédagogique : une lecture des pédagogies alternatives au filtre du design.

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Préhistoire du matériel scolaire

Historiquement, l’enfant se différencie de l’adulte tardivement. Jusqu’au XIXe siècle ou presque, les écoliers apprennent directement avec les outils des adultes (stylet, tablette de cire, parchemin, boulier, plume…). C’est avec la progressive massification de l’enseignement, que se développe ensuite le « matériel éducatif ». Il faut attendre 1833 pour que le ministère de l’Instruction publique passe sa première commande de manuels scolaires. Aujourd’hui, l’équipement scolaire est devenu un véritable marché, en témoignent les sommes colossales qui y sont affectées. Pourquoi un tel changement ?

Le statut de l’enfant se modifie à la fin du XVIIIe siècle, notamment sous les éclairages de Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe des Lumières, pour qui l’enfant est « naturellement bon », prône une éducation qui bannit la coercition, réfléchit à l’épanouissement du sujet et construit sa personnalité.

Un peu plus tard, Johann Pestalozzi, éducateur suisse, tente de mettre en acte les principes de Rousseau en les expérimentant sur un public bien particulier : des enfants errants, abandonnés. Comme souvent dans l’histoire de l’éducation, c’est la confrontation à ce public « différent » qui attise l’inventivité des pédagogues. En effet, le but de Pestalozzi n’est pas de distinguer parmi ces enfants les idiots des bons élèves, mais bien de tout tenter pour les élever, au premier sens du terme.

Cependant l’instruction selon Pestalozzi est très liée au travail industriel des enfants : installés dans une ferme autogérée où ils filent et tissent du coton, les « élèves » s’émancipent grâce à leur salaire. Pestalozzi reconnaît une vision trop naïve, qui oublie la course à la rentabilité. Il élabore alors un nouveau projet d’établissement proclamant la spécificité de l’acte d’enseignement : la « méthode ». Ici, point de matériel sophistiqué mais l’esprit qui conduira plus tard d’autres pédagogues à l’imaginer : disposer un environnement didactique adapté à partir de l’observation du développement de l’enfant.

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Du mimétisme au DIY

C’est Friedrich Froebel, un éducateur allemand, disciple de Pestalozzi, qui pose les premières bases d’une réflexion sur le matériel éducatif. Il s’intéresse aux très jeunes enfants et à leur rapport au jeu. Dès lors, ce mot sera maître en pédagogie infantile. Froebel développe en 1836 un matériel fait de différentes formes en bois qui sera appliqué dans la plupart des Kindergarten de l’Allemagne et de Suisse romande. Ce matériel très codifié est censé développer des « dons » présents chez l’enfant, fidèlement à la vision innéiste de l’époque.

C’est à peu près le même raisonnement qui préside en 1900 dans la pensée de Maria Montessori, médecin italienne. S’inspirant du travail de Froebel, y ajoutant les découvertes de médecins français spécialistes du handicap, elle invente un matériel foisonnant pour toutes les disciplines éducatives. Son principe est simple : des éléments dépouillés et immuables, le plus souvent en bois, présentés aux enfants déclarés idiots. L’éducateur montre précisément les gestes que l’enfant doit ensuite reproduire : éponger de l’eau, trier des formes géométriques, tracer des lettres…

Toujours appliquée aujourd’hui, cette pédagogie n’échappe pas à une forme de fétichisation. Elle s’appuie principalement sur une théorie de l’imprégnation du savoir par la manipulation, dépassée par la recherche en psychologie du développement.

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À l’époque, la plupart des psychologues occidentaux contribuent à fonder une école qui irait contre les présupposées tendances perverses des enfants, les éduquant à la discipline et l’obéissance. Dans la lignée de Pestalozzi et Montessori, d’autres pédagogues rêvent pourtant d’une relation différente entre éducateur et éduqué.

Initiée en Angleterre à la fin du XIXe siècle, l’« Éducation nouvelle » pose d’emblée des principes révolutionnaires pour l’époque : mixité au sein des groupes, remise en question de la compétition, rapport étroit au réel. Plusieurs expériences similaires voient le jour, des États-Unis à la Pologne, en passant par la France. La Première Guerre mondiale, véritable traumatisme, en sera le catalyseur : « plus jamais ça » est le mot d’ordre de ces pédagogues qui veulent penser le monde de demain, en réfléchissant à l’éducation de leurs élèves.

En France, c’est un certain Célestin Freinet qui fait parler de lui. S’inspirant du travail de ses prédécesseurs en matière de modernité éducative, il y ajoute une bonne dose de politique, en responsabilisant le travail de l’élève. Non seulement, ce dernier s’organise comme il le souhaite dans un environnement pensé pour l’apprentissage, mais il fait face à des défis importants : réaliser un journal de classe, gérer une correspondance scolaire, une imprimerie…

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Les liens de Freinet avec la psychiatrie donnent naissance à la pédagogie institutionnelle. Celle-ci entend donner place à la parole de l’enfant et instaurer un fonctionnement démocratique : conseil coopératif où les élèves votent les décisions, ceintures de comportement et de compétences – inspirées des ceintures de judo qui permettent à des joueurs de niveaux différents de s’affronter – qui rendent compte de la progression individuelle des élèves.

Tous ces courants ne cohabitent pas sans heurts. Mêlant idées politiques et découvertes scientifiques, chacun entend développer sa vision de l’école. Souvent, les portes claquent. Les mouvements naissent au même rythme que se font les scissions.

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De l’objet au scénario

Piaget, Wallon, Vygotski… les différents chercheurs en psychologie du développement se succèdent dans la première moitié du XXe siècle pour parfaire notre connaissance du cerveau de l’enfant. Leurs découvertes amènent à penser un enseignement non plus basé sur la réception mais sur la construction, grâce au langage.

L’esprit de l’enfant n’est pas un vase qu’il faudrait remplir, mais un cerveau empli de conceptions plus ou moins erronées qu’il va lui falloir abandonner pour construire, accepter et utiliser les savoirs actuels. Ces résultats confirment certaines thèses de l’Éducation nouvelle, comme la mobilisation de l’enfant et la prise en compte de son regard sur le réel, mais la portent aussi vers une nouvelle approche : la réflexion des situations plus celle du matériel. Tournant pour la pensée pédagogique : il ne s’agit plus seulement de penser une progression du matériel mis à disposition mais bien d’imaginer des scénarios. Ils sont mis en scène pour mettre en défaut la pensée de l’enfant et ainsi l’amener à développer une nouvelle conception des choses, celle à laquelle les hommes d’aujourd’hui sont arrivés.

De la Terre tournant autour du Soleil à l’organisation actuelle de l’alphabet ou du système décimal, il ne suffit pas d’expliquer pour comprendre : il faut se confronter à des obstacles épistémologiques et ce, à plusieurs.

Dans le jargon, cela se nomme une situation problématique accompagnée de son conflit socio-cognitif (un débat, quoi).

Mais la situation problématique pose problème (forcément !). Si elle remet en question une bonne part de l’enseignement lié à un matériel très réfléchi (où il suffirait de reproduire des gestes mécaniquement, les connaissances étant censées s’imprégner), elle nécessite de repenser la formation des enseignants. Or mettre en scène des obstacles épistémologiques est particulièrement complexe et n’est pas sans mobiliser de profondes valeurs politiques émancipatrices.

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D’autant que dans sa difficulté à former ses enseignants, l’Éducation nationale a connu certains écueils : laissant certains enseignants confondre enfant qui parle et enfant qui débat, enfant qui bouge et enfant acteur… et ainsi amalgamer pédagogie de l’activité et pédagogie active.

Désarmés, les enseignants des années 1990 ont alors dû se tourner vers une industrie éducative qui, statut de l’enfant progressant, était en plein boom : les classes se sont emplies de puzzles de toutes sortes, billes en plastiques, oursons à habiller, etc.

La liberté pédagogique, principe si français qui donne une latitude salutaire aux enseignants, devenant parfois synonyme de solitude… et de solution Internet. La vague numérique qui déferle dans notre société depuis la fin des années 1990 s’est engouffrée dans la brèche : concentrant l’attention des enfants, on l’a jugée efficace, diminuant le papier, on l’a jugée écologique, permettant l’interaction, on l’a jugée éducative. Si l’apprentissage « situationnel » a fait sortir le matériel de la classe, le vertige que les scénarios ont créé l’a fait déferler de plus belle.

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Le design sauvera-t-il l’école ?

Dans quelques années, bien avisé sera celui qui pourra différencier une classe d’une chambre d’enfant. La folie de l’achat de jeux éducatifs répond à l’inquiétude grandissante des parents pour la future réussite de leurs enfants. L’industrie du jouet ne peut que s’en réjouir.

Entre les murs de l’école, c’est la course au « ludique ». Il faut à tout prix capter l’attention flottante des enfants d’aujourd’hui, et à coups de plastiques bariolés et illustrés, égayer une salle de classe jugée trop austère.

À tel point qu’on en arriverait à croire que les objets se suffisent à eux-mêmes pour apprendre. Le vigoureux regain d’intérêt pour le matériel Montessori utilisé à la maison n’y est pas étranger. Le homeschooling, très en vogue aux États-Unis, n’est pas loin, remettant en question les compétences professionnelles spécifiques des enseignants.

Or, si l’école est le premier lieu de socialisation, il est aussi celui de l’explicitation des codes sociaux. L’endroit qui doit permettre à TOUS les élèves, issus de TOUS les milieux, d’accéder à une compréhension culturelle des savoirs. De même, un jeu de cubes illustrés de différentes tailles ne diffuse pas la même notion qu’un jeu de cubes identiques et monochromes : l’enfant initié verra l’importance du tri par taille lorsqu’un autre, moins familier des codes de l’école, se focalisera sur l’illustration.
Si la frontière entre l’école et la maison s’efface, si les jeux de la maison arrivent à l’école, c’est donc au risque de perdre les élèves les plus défavorisés.

L’école sans enseignant est pour ceux qui maîtrisent déjà ses codes. Grâce au langage qui déconstruit les conceptions initiales, qui pose le débat entre élèves aux expériences culturelles différentes, l’enseignant agence des situations pédagogiques exigeantes et démocratiques. Mais mettre en place ces situations nécessite des compétences spécifiques. L’école démocratique, productrice de réussite et de confiance en soi, ne peut se faire sans les enseignants et les situations qu’ils construisent, en lien avec un matériel réfléchi. Alors que dans l’urgence de la classe, il est parfois plus simple d’imprimer une fiche ou d’acheter un logiciel, la croyance que le numérique renouvellerait les situations par sa seule présence est un leurre. Tel que mobilisé aujourd’hui, le numérique est souvent une absence de réponse car il ne transforme pas les pratiques mais les édulcore, sous un vernis de modernité ludique.

L’école n’échoue pas plus qu’avant. Elle n’a seulement pas encore réussi. Et si les designers d’objets éducatifs, au lieu de se mettre au service des enfants ou de leurs parents, se substituant aux enseignants, travaillaient AVEC les enseignants ? Le design n’est-il pas en effet le plus à même d’articuler objet, usage ET situation ?

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