Skate-board et mécanique des fluides urbains

Écrit par Olympe Rabaté, en partenariat avec CRAP.

En attendant un exemplaire de la toute prochaine parution des éditions B42, une monographie sur Raphaël Zarka, penchons-nous avec délectation sur Free Ride, dont le sous-titre : “Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples” suffit à laisser penser que cet ouvrage va suivre une trajectoire bien plus excitante et incisive que celle tracée par la récente exposition à la Gaîté Lyrique “Public Domaine”, dont Zarka était d’ailleurs le grand absent...

Discours de l’hétérogène.

Artiste, skateur, théoricien, archéologue, collectionneur, l’auteur-praticien nous embarque dans un monde de relations insoupçonnées entre le skateboard, la sculpture minimale des années 1960, les outils de mesure ancestraux et les piscines vides californiennes. D’où son sous-titre en forme de cadavre exquis. On part donc pour une visite guidée inédite des terrains de jeu des skateurs. Depuis “Dogtown & Z-boys” (documentaire de Stacy Peralta, 2001), on savait que le skate a été inventé par des gamins californiens en mal d’océan. Pour retrouver les sensations de glisse même les jours sans vagues, ils ont mis des roulettes sous leurs planches et en avant l’aventure dans les rues en pentes des collines de Los Angeles, les pipes en béton abandonnés et autres volumes skatables. On est encore loin d’imaginer que ce livre sur le skate va nous emmener de vagues pétrifiées en voyage sur la lune, et de géométrie urbaine en science sensible des matériaux…

Vagues pétrifiées.

La particularité du skatepark, lorsqu’il apparaît enfin sous la forme qu’on lui connaît, est donc d’après Zarka de reproduire artificiellement, par des courbes et des plans inclinés, l’espace originel du skateboard et de la glisse : l’océan. Mais comme le skateboard est essentiellement un sport urbain né dans la ville moderne, il propose aussi aux amateurs des volumes parallélépipédiques de toutes sortes synthétisant de manière minimaliste les formes géométriques et froides des bancs ou des trottoirs. Le skatepark invente donc un espace hybride, un océan de béton urbain disponible en toutes saisons.

Phénoménologie urbaine.

On découvre aussi que les skateurs sont de fins “tribologues”, la tribologie étant la science qui étudie les frottements. Ils développent leur extrême sensibilité au contact de la matière urbaine qui les entoure : rues, parcs et sculptures publiques. Les œuvres d’art deviennent de véritables sculptures à skater, les skateurs les utilisant comme supports pour leurs figures. Si ces œuvres sont regardées par les passants, les artistes ou les critiques comme des objets sur lesquels exercer leur jugement de goût, les skateurs les envisagent eux sous leur aspect purement mécanique. Leurs volumes dessinent une série de mouvements invisibles et de trajectoires logiques. Leurs matériaux, tantôt lisses tantôt rugueux, suggèrent une infinité de qualités de glisse. Les skateurs “pratiquent” avec leurs corps ces totems abstraits, appelant par leur dynamisme inavoué des chorégraphies aériennes potentielles.

Héritiers de la gravité.

Apesanteur, loi de la gravité, pendules, trajectoires paraboliques, courbes savantes, projectiles et billes de mesure. On découvre que si les skateurs sont des scientifiques qui s’ignorent, les scientifiques de l’époque de Galilée étaient eux des sculpteurs sans le savoir. Raphaël Zarka part à la recherche des appareils de mesures des XVIe et XVIIe siècles. À l’époque, les physiciens se creusent la tête pour créer les formes et utiliser les matériaux adéquats afin d’effectuer leurs précieuses mesures. Leur démarche empirique les conduit à la production d’objets qui semblent avoir perdu leur mode d’emploi, et qui une fois conservés dans des salles d’archives d’un musée ressemblent à s’y méprendre aux fameux modules de bois utilisés dans les skateparks…

Beau comme la rencontre fortuite de Galilée et Robert Morris sur une table de dissection je vous dis !

Free Ride, Raphaël Zarka, éditions B42, 2011.

texte : creative commons, images : éditions B42.

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