Dans deux récits autobiographiques majeurs (An Autobiography de 1943 et A Testament de 1957), Frank Lloyd Wright salue sur le rôle fondateur qu’ont joué les « cadeaux » de la méthode Fröbel dans sa carrière d’architecte. Retournons au jardin d’enfants accompagnés par le maître américain.
Extrait de Frank Lloyd Wright, Testament, éd. Parenthèses, 2005.
Je voulus aller travailler avec les grands modernes, Adler et Sullivan ; ce que je fis finalement [...] muni, ou plutôt armé, de la méthode d’éducation de Fröbel destinée aux jardins d’enfants et que j’avais reçue de ma mère quand j’étais enfant.
Apprentissage précoce, qui s’est révélé être parfaitement adapté à la technique du té et de l’équerre devenus maintenant des caractéristiques naturelles de l’époque de la machine. Le grand intérêt que ma mère portait au système Fröbel s’éveilla lors de I’exposition du Centenaire à Philadelphie en 1876. C’est là, dans l’exposition du jardin d’enfants Friedrich Fröbel, que ma mère trouva les « cadeaux ». Et c’était vraiment des « cadeaux ». En plus des cadeaux, il y avait le système servant de base à la conception et mettant en évidence la géométrie élémentaire présente derrière toute naissance naturelle de la Forme.
Mère était une enseignante qui aimait son métier, Père, un prédicateur qui aimait
et enseignait la musique. Il m’apprit à voir une grande symphonie comme un édifice sonore conçu par un maître. De la méthode Fröbel, ma mère apprit que les enfants ne devaient pas dessiner les apparences familières de la Nature tant qu’ils n’avaient pas maîtrisé les formes primordiales qui se trouvent cachées derrière ces apparences.
L’esprit de l’enfant devait d’abord visualiser les éléments cosmiques géométriques.
Lorsque j’ai eu trois ans, nous sommes partis à l’est, là où mon père devait exercer
son nouveau ministère, près de Boston. Pendant plusieurs années, au jardin d’enfants, j’étais assis à ma petite table, dont le plateau était marqué de lignes espacées d’environ 4 pouces dans les deux sens, formant des carrés de 4 pouces de coté.
Je jouais en plaçant, sur ces « lignes-unités », le carré (cube), le cercle (sphère) et
le triangle (tétraèdre ou trépied) ; ces jeux de construction étaient en bois d’érable,
de surface lisse. J’avais aussi des triangles de carton écarlate (60° 30°) qui faisaient deux pouces sur le coté court et dont un coté était blanc. Je formais des sections triangulaires et les combinais en images et motifs, au gré de mon imagination. Plus tard, je devais construire des projets en d’autres matériaux, mais les triangles de carton lisse et les blocs d’érable étaient ce qu’il y avait de plus important.
Tout ceci est au bout de mes doigts aujourd’hui.
En gros, le carré signifiait l’intégrité ; le cercle, l’infini ; le triangle, l’aspiration ; avec
tout cela, on peut « concevoir » des formes nouvelles et significatives. Avec la troisième dimension, les blocs d’érable lisses devenaient des cubes, des sphères et des tétraèdres ; je jouais avec à ma guise.
Pour faire apparaître des formes secondaires ou pour encourager l’invention de formes composites, ces simples blocs élémentaires étaient suspendus à une petite potence par des ficelles enfilées à travers les coins et tournoyaient. À l’aide de ce simple système de modules, dessiné sur le dessus de la table, toutes ces formes combinées par l’enfant en des compositions imaginatives. Créer était un jeu !
Parmi les « cadeaux », il y avait aussi des petits papiers d’Allemagne brillants et mats, de belles couleurs pastels ; coupés en feuilles d’environ 12 pouces de chaque côté, ces carrés étaient fendus, afin d’être tissés en des quadrillages gais et colorés, au gré de l’imagination. Ainsi, le sens de la couleur s’éveillait. On pouvait aussi faire d’ingénieuses « constructions » avec des petites baguettes droites, fines et pointues comme des cure-dents ou des jonchets, et avec des pois séchés en guise de joints, etc. L’élément positif dans tout cela est l’éveil de l’esprit de l’enfant à la structure rythmique de la Nature. [...]. J’ai appris à « voir » de cette manière et, désormais, dessiner les incidents fortuits de la Nature ne m’intéressait plus.
Je voulais créer.
[...]
Extrait de Frank Lloyd Wright, Autobiographie, éditions de la Passion, 1998.
Vint alors le jeu, en marge de la géométrie, de ces charmantes combinaisons en damier coloré. Les figures structurales constituées au moyen de pois et de petits bâtonnets droits : frêles constructions, dont les joints étaient accentués par les petits globes d’un vert-pois. Les blocs d’érable lisse et bien façonnés avec lesquels on construit, et dont le sentiment ne quitte plus jamais les doigts : la forme devenant sentiment. La boîte était munie d’un mât qu’on pouvait ficher dans le couvercle, et sur lequel on pouvait suspendre les cubes, les sphères et les triangles d’érable, et les faire tourner afin de découvrir des formes subordonnées. Et les formes passionnantes en carton, à l’endroit, d’écarlate pur – quel écarlate ! Des formes triangulaires lisses, au revers et à la tranche blancs, découpées en losange, avec lesquels on faisait des dessins sur le dessus plat de la table.
Quelles formes elles constituaient tout naturellement, si seulement on leur laissait la possibilité !
Ces « cadeaux » arrivèrent dans la maison grise du vieux et terne Weymouth, et y firent vivre quelque chose qui n’y avait jamais vécu auparavant. Mère allait à Boston, prenait des leçon auprès d’un professeur de la méthode Fröbel et rentrait pour instruire les enfants. Quand les travaux du ménage étaient terminés, mère et les deux enfants s’asseyaient devant une table basse en acajou, au dessus poli, à travailler avec ces « cadeaux ».
Les anges aux robes brillantes de Fra Angelico, les uns en rouge, d’autres en bleu, d’autres en vert, et l’un – le plus beau de tous, – en jaune, venaient voleter au-dessus de la table. De leurs harpes d’or tombaient doucement sur l’esprit des enfants des rythmes simples, comme des graines en vol, portées sur les ailes du vent dans un sol fertile. Giotto, debout dans l’ombre du coude de la mère, eût arboré un sourire sous son bonnet florentin ; un sourire rêveur, prophétique de semailles et de moissons autres que les siennes, mais éternellement les mêmes.
Encore l’architecture !