Aurélien Froment
les attractions du montage

Article écrit par Claire Kueny.

Deux expositions en une. Deux figures. Deux représentations du monde. En déployant dans deux espaces communicants du Frac Ile-de-France / le Plateau les projets du pédagogue allemand Friedrich Fröbel et du Facteur Cheval, Aurélien Froment en propose de nouvelles lectures. Gros plans, détails, fragments, mise en image, montage, touchers. L’artiste, dont la pratique est marquée depuis ses débuts par la projection use, sans faire de cinéma, de ce langage pour « faire voir » ces constructions hétérotopiques et faire travailler les regards.

Jean-Luc Godard, « Alfred Hitchcock est mort » (1980), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, I. 1950-1984, éd. A. Bergala, Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p. 415.

Comme l’indique le titre du projet d’Aurélien Froment au Frac, « Montage des attractions », l’artiste fait usage du montage. A l’instar de Godard qui disait « le montage […] c’est ce qui fait voir » ou d’Aby Warburg qui, en assemblant des images sur un même support dans son Atlas Mnémosyne, faisait surgir des détails, des histoires et des liens insoupçonnés. Néanmoins, si ces figures tutélaires du cinéma et de l’histoire de l’art sont présentes, en creux, ce sont toutefois deux autres personnes qui y sont incarnées.

Dans un même lieu, divisé pour l’occasion, deux expositions retracent et décrivent deux projets : les jeux éducatifs du Kindergarten conçus et réalisés par le pédagogue allemand, Friedrich Fröbel au début du XIXe siècle et le Palais Idéal construit par Ferdinand Cheval – plus connu sous le nom de « Facteur Cheval » – entre 1879 et 1912. A travers leurs univers spécifiques, composés de formes géométriques pour le premier, ou de formes organiques et de personnages hybrides et fantastiques pour le second, chacun d’entre eux a conçu un projet de vie, qui reflète leur vision du monde. Aurélien Froment les a mis en espace, en images, en a constitué des atlas.




Entretien avec l’artiste, jeudi 30 octobre 2014.

« Dans les deux cas, précise-t-il, j’ai cherché à décrire des projets qui n’ont pas été documentés à leur époque, pour poser la question de notre regard, aujourd’hui, sur ces objets. »

Créer des positions, libérer les regards. Invariablement, les descriptions prennent des allures de projections (cinématographiques, cartographiques, mentales). Défilé d’images, passages de l’objet à l’image, du volume au plan, de l’image à la pensée.

Montage

Conçues séparément, comme deux entités singulières et autonomes, Fröbel fröbelé et Tombeau idéal de Ferdinand Cheval, ici juxtaposées, s’enrichissent mutuellement. Si chaque exposition possède sa propre entrée, elles communiquent toutefois au milieu du parcours. Les images qu’elles présentent ne cessent de se superposer lors de notre découverte. La lecture se trouve ainsi infléchie par le sens de la visite, de la narration qui s’instaure. Nous avons commencé par l’espace noir, sorte de black box dans laquelle défilent, suspendues, comme en mouvement, les photographies en noir et blanc de détails et fragments du Palais Idéal. Eléments architecturaux, animaux et autres figures hybrides qui ornent le palais sont isolés, pour mieux révéler ces éléments qui se noient habituellement dans la profusion de cette architecture presque biomorphique. Nous poursuivons par les salles blanches, occupées par les jouets de Friedrich Fröbel, visitant cette seconde exposition, à l’envers !

Gros plan

Dans la galerie blanche s’accumulent des formes géométriques. Cubes, cylindres, sphères. Bruts ou colorés, tricotés ou en bois, des jouets pour enfants, sont mis à notre disposition. Sur des tables, photographiés et accrochés au mur, vus dans leur ensemble ou plans rapprochés sur un détail, une texture, une matière, devenue paysage abstrait. Chaque objet est décrit par Aurélien Froment, le plus exhaustivement possible, par des mises en abyme et selon une classification très rigoureuse, basée sur celle instaurée par Fröbel.



Ces jouets d’éveil, encore utilisés aujourd’hui dans des projets d’éducation pédagogique alternatifs, ont été créés par Fröbel au début du XIXe siècle et ont par la suite été utilisés pour :

Elizabeth Harrison et Belle Woodson, The Kindergarten Building Gifts with Hints on Program-Making, Sigma Publishing Company, Chicago, 1903.

« faire en sorte que l’enfant, à travers une activité de jeu ludique, enfantine et captivante, découvre les relations fondamentales entre la vie de famille, la société, le monde ».

Frank Lloyd Wright, Autobiographie, Editions de la Passion, 1998 (1932), p. 29.

Comme le précise Frank Lloyd Wright, par qui Aurélien Froment a découvert le travail de Friedrich Fröbel, « un petit monde intérieur de couleurs et de formes fut alors mis à la portée de petits doigts […] De toutes parts, des formes restaient cachées derrière les apparences. Il y avait là quelque chose dont l’invention pouvait se servir pour créer […] Les blocs d’érable lisses et bien façonnés avec lesquels on construit, et dont le sentiment ne quitte plus jamais les doigts : la forme devenant sentiment ».

Toucher ?

Au cours de son travail d’investigation, Aurélien Froment a commencé par refaire les objets. Comprendre les sentiments véhiculés par les formes, étudier et expérimenter la dimension créatrice et révélatrice de ces formes qui, malgré leur simplicité apparente, se sont avérées être « de plus en plus compliquées ». Si, dans les deux expositions, Aurélien Froment a mis en espace des principes cinématographiques (de projection, de montage, de gros plans, de passages), il a ajouté à l’exposition Fröbel fröbelé une dimension physique, tactile, si chère au projet originaire de Fröbel. Ainsi, c’est l’accrochage tout entier qu’il a repensé de manière originale.

« C’est, à ma connaissance, précise-t-il, une des rares fois où les objets sont exposés un peu dans un entre deux, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni derrière les vitrines, inaccessibles, ni rendus tout à fait disponibles comme un jeu ».

Bien que les visiteurs puissent manipuler un certain nombre de ces objets, Aurélien Froment est justement intéressé « par le fait que la possibilité de toucher participe à la compréhension des œuvres et de l’exposition, mais qu’elle induit aussi un certain nombre de questionnements de la part du spectateur : puis-je toucher ? En ai-je envie ? », laissant ainsi à chacun la possibilité de construire son regard, sa lecture et d’établir sa propre relation entre les objets, de vivre sa propre expérience de la visite.

Au sein de l’exposition, qui interroge donc les positions du spectateur (immobile devant des images projetées et montées, comme au cinéma ; en mouvement autour de tables, d’objets, de colonnes tapissées, comme autour des sculptures ; en action, utilisant et jouant avec ces objets (re)devenus utilitaires, comme au Kindergarten), se trame l’intuition initiale de l’artiste :

« ce qui pouvait se passer entre l’enfant (l’élève), l’adulte (le professeur) et le matériel était sans doute lié à ce qui se passe dans la réception d’une œuvre d’art, entre un objet, un public, une institution ».

En interrogeant l’un par l’autre et réciproquement, Aurélien Froment donne à ces objets une dimension historique, didactique, mais leur rend également leur dimension esthétique et poétique originaire.

A travers la description imagée de ces deux projets fascinants, qui passe par des méthodes cinématographiques, sculpturales ou documentaires, et tout en offrant une multiplicité objective de points de vue sur les formes choisies, Aurélien Froment stimule l’imagination des spectateurs et propose, lui aussi, « quelque chose dont l’invention peut se servir pour créer », construire, éprouver… Éducation des regards ?

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AURÉLIEN FROMENT : MONTAGE DES ATTRACTIONS • FRÖBEL FRÖBELÉ, 1836-1852 : LES JEUX ÉDUCATIFS DU KINDERGARTEN DE FRIEDRICH FRÖBEL / TOMBEAU IDÉAL DE FERDINAND CHEVAL : UNE EXPOSITION GRANDEUR NATURE • Le Plateau, Place Hannah Arendt, Angle de la rue des Alouettes et de la rue Carducci, 75019 Paris • du 2 oct 2014 au 7 déc 2014.

texte : creative commons - Images : Le Plateau / Martin Argyroglo

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