Christophe André est designer militant. Au cours de ses études en école d’ingénieur, on lui demande un jour de concevoir un objet ayant une durée de vie limitée. Cette confrontation à l’obsolescence programmée, au cœur du système de production, axera par la suite sa recherche artistique. Il quitte le monde des ingénieurs pour celui des Beaux-Arts, où il entame une réflexion sur l’autoproduction et ce nouveau mode de diffusion des objets : le “design libre”. Une pratique et une pensée à contre-courant.
Je me suis interrogé sur la conception des objets telle qu’elle prévaut dans notre société consumériste, et sur ce que j’aimerais qu’elle soit dans l’idéal. Un des points qui me dérange le plus dans le rapport que l’on entretient avec les objets, c’est l’abstraction quasi totale qui le caractérise. Par abstraction, j’entends le fait que la plupart du temps on ne sait pas par qui, dans quelles conditions, avec quel type de matériau ou à quel endroit sont réalisés les objets ni comment ils fonctionnent précisément. Comme dirait François Brune, « tout est fait pour que chez le consommateur l’acte d’achat soit déconnecté de ses réelles conséquences humaines, environnementales et sociales. Pour jouir et gaspiller sans honte, il faut cacher les véritables coûts humains des produits, les lieux et modes de production, les impacts sociaux, etc. » [1].
J’ai appris à forger.
Pour lever cette abstraction, j’ai décidé de fabriquer les objets dont j’ai besoin plutôt que de les acheter. J’ai ainsi réalisé mon mobilier (table, bureau, canapé, console...). Je me suis inscrit à un cours de poterie pour réaliser en céramique mes ustensiles de cuisine (plat à tarte, moule à gâteau, saladier, pot à eau...). J’ai appris à forger, ce qui m’a permis de fabriquer mes outils de jardin. J’ai aussi créé des objets en lien avec des préoccupations énergétiques : une « marmite norvégienne », un cuiseur solaire (en collaboration avec Gabrielle Boulanger), un four solaire, une éolienne...
Production autonome, production hétéronome :
un équilibre à atteindre
Ce genre d’expérience est beaucoup plus riche qu’on peut le croire, dans le sens où le fait de créer au lieu d’acheter permet d’acquérir des compétences dans divers domaines. C’est aussi un moyen de rétablir un équilibre entre la production intégrée (hétéronome) et ce que Ivan Illich appelle la production vernaculaire (ou autonome) [2]. La production autonome est celle qui permet à chacun de produire d’une manière très souple à partir de ressources locales et de moyens techniques de proximité en vue de satisfaire ses propres besoins et ceux d’un groupe social relativement restreint (une communauté, un village, une région). Ce mode de production, qui était dominant avant la révolution industrielle, tend à disparaître au profit de la production intégrée. Cette production hétéronome demande des moyens techniques considérables et donc des capitaux en rapport, ainsi qu’une main-d’œuvre importante soumise à une division du travail poussée réduisant les savoir-faire et enlevant au travailleur toute l’autonomie dont l’artisan d’antan pouvait bénéficier.
Il n’y a pas d’opposition entre les modes de production hétéronome et autonome mais une complémentarité.
Le problème auquel on doit faire face actuellement, c’est qu’on a privilégié la production hétéronome au détriment des activités vernaculaires. Ce faisant, on n’a pas seulement favorisé un modèle de production mais on a par la même occasion privilégié un modèle politique car la technique n’est pas neutre, elle façonne le monde, elle est un prolongement du politique. Jacques Ellul disait que la technique mène le monde bien plus que la politique et l’économie.
La technique : un prolongement du politique
Pour comprendre cette non-neutralité des techniques, il faut remonter au début de la révolution industrielle, dans les années 1811-1812 en Angleterre lorsque les Luddites se sont révoltés face à la montée de la production industrielle. Les artisans de la filière du travail de la laine et du coton allaient, la nuit, briser les machines dans les usines. Les Luddites ne se battaient pas contre la technique, mais pour préserver l’autonomie et la liberté qu’ils avaient d’organiser leur vie. Ils étaient pour que les machines soient au service de l’homme et non le contraire. Les Luddites ne se sont pas opposés à toutes les machines, mais à toutes les « machines préjudiciables à la communauté », c’est-à-dire celles que leur communauté désapprouvait, sur lesquelles elle n’avait aucun contrôle et dont l’usage était préjudiciable à ses intérêts. En d’autres termes, il s’agissait de machines produites uniquement en fonction de critères économiques et au bénéfice d’un très petit nombre de personnes, tandis que leurs divers effets sur la société, l’environnement et la culture n’étaient pas considérés comme pertinents.
Que les machines soient au service de l’homme et non le contraire.
Les Luddites considéraient que la technique n’est pas neutre et qu’elle est un lieu de pouvoir. Il y a eu un processus de neutralisation de la technique qui a débuté au 19e siècle. Au début de l’industrialisation, le consensus sur le progrès technologique n’existait pas. C’est une construction sociale et politique.
Nous ne pouvons pas nous opposer à la technique. En revanche, nous pouvons proposer d’autres trajectoires possibles.
Du consommateur au prosommateur
A travers ma pratique, je tente de rétablir un lien entre la production autonome et la production hétéronome. J’essaie de replacer le design en tant que design d’auteur au sens où William Morris [3] l’entendait, en privilégiant le travail à taille humaine et les savoir-faire. C’est un design du côté de la réalisation et qui considère le citoyen comme un travailleur plutôt que comme un client. Mieux, en procédant ainsi, c’est comme si j’abolissais la frontière entre le consommateur et le producteur. Le citoyen devient alors un « prosommateur », c’est-à-dire un individu qui prend part à ce qu’il va consommer. Cette attitude de prosommateur nous sort de notre attitude passive de consommateur, elle nous pousse à nous réapproprier les savoirs, les techniques pour devenir des acteurs responsables de l’univers que nous façonnons.
Réduire notre temps de travail pour l’utiliser à des activités d’autoproduction.
Ingmar Granstedt propose dans son ouvrage Du chômage à l’autonomie conviviale [4] de rétablir l’équilibre entre la production autonome et la production hétéronome en réduisant notre temps de travail pour l’utiliser à des activités d’autoproduction et ainsi démanteler petit à petit l’industrie en se réappropriant les techniques et les savoir-faire. Il propose pour cela différents angles d’attaque des filières : la première solution consiste à commencer par la fin et à remonter, en examinant chaque stade de fabrication, jusqu’aux matières premières. « Ou alors on peut commencer par le stade des matières premières et descendre progressivement la filière jusqu’au produit final. » Et enfin on peut aussi « partir de la réparation et de la fabrication de pièces détachées pour dissoudre la filière « latéralement ». »
Un nouveau modèle sociétal basé sur l’entraide,
la diffusion des savoirs et l’autoproduction
En restant dans cette optique, imaginons une société qui ne soit pas basée exclusivement sur la consommation d’objets mais sur l’autoproduction. Plusieurs communautés coexisteraient et, au sein de chacune d’elles, les membres pourraient fabriquer leurs propres objets dans des ateliers collectifs mis à leur disposition. Chaque communauté pourrait avoir une production spécifique qu’elle pourrait échanger tant que ces échanges ne remettraient pas en cause l’autonomie de la communauté. Cette condition serait remplie si l’on mettait en commun ce que l’on pourrait appeler :
Le code source de l’objet.
Ce concept fait référence au logiciel libre qui est fourni avec son « code source », c’est-à-dire le programme du logiciel, donnant ainsi le droit à toute personne de le compiler, de le modifier, de le copier et de le diffuser. Au logiciel libre, on oppose le logiciel propriétaire dont les sources sont cachées ou ne peuvent être modifiées sans l’accord du propriétaire. Dans le cadre de la production d’objets, le « code source » donnerait accès aux choix de conception, aux plans et aux méthodes de production et serait diffusé dans l’économie des connaissances. Ce type d’économie permettrait la re-sociabilisation des objets par la levée de leur abstraction.
Dévoiler les difficultés qui peuvent survenir.
Lors de la réalisation de mes objets, j’ai conçu une documentation. Dans la partie consacrée à la phase de conception, j’ai exposé mes choix conceptuels tout en expliquant pourquoi j’avais écarté certaines pistes et je donne les plans détaillés de l’objet. Dans une deuxième partie (phase de réalisation), je révèle le détail des choix techniques ainsi que les différents matériaux utilisés. La réalisation est documentée grâce à une série de photos prises lors de la construction. Vient enfin une phase d’optimisation où je mets en avant les avantages de l’objet autant que ses inconvénients. En effet, contrairement au modèle marchand où l’on va cacher les erreurs, les ratages, on va ici dévoiler les difficultés qui peuvent survenir car celles-ci deviennent potentiellement des ressources pour d’éventuelles améliorations. En dévoilant ces problèmes, en les diffusant dans l’économie des connaissances, on pourra avoir des retours suggérant des pistes de résolution.
J’ai soumis les différents articles que j’ai écrits à la rédaction du magazine de bricolage « Système D ». Le magazine organise tous les mois un concours et prime les 50 meilleurs articles. Ce magazine constitue pour moi à la fois un espace de monstration et un moyen de rémunération.
Le modèle des logiciels libres appliqué à la production
des objets
Voici quelques projets de « design libre ». Cette liste n’est pas exhaustive, il y a bien sûr beaucoup d’autres projets qui mettent en accès libre les connaissances développées.
Superflex est un collectif d’artistes danois qui travaillent principalement sur des questions de propriété intellectuelle. Ils ont notamment développé une bière « libre », c’est-à-dire une bière dont la recette est diffusée gratuitement. Superflex incite les consommateurs à s’emparer de cette recette, à la modifier et à la partager avec la communauté. La recette est donc largement diffusée et cela totalement gratuitement. Par contre, la bière est vendue car brasser de la bière a un coût.
Le site internet « openfarmtech.org » regroupe des projets partagés en open source sur des questions écologiques. Chaque personne peut déposer son projet et collaborer avec d’autres personnes pour le développer.
Aux États-Unis, un village est construit selon ce principe sur un site expérimental.
Bâtiments bioclimatiques, machine à fabriquer des briques de terre et tracteur y sont fabriqués pour répondre aux besoins tout en maîtrisant la technique.
« Usinette » est un projet basé sur l’entraide qui fonctionne sur le modèle du hackerspace. C’est un lieu de fabrication, de diffusion des savoirs et de transdisciplinarité. On y fabrique ses propres outils comme les « repraps » qui sont des machines de prototypage rapide permettant de réaliser des pièces en plastique. Les fichiers numériques des objets ainsi réalisés sont ensuite enregistrés dans une banque de données sur le site « Thingiverse.com » pour que d’autres personnes, possédant une « reprap », puissent les fabriquer.
Le lecteur pourra consulter d’autres projets comme : « Oscar », « Maya pédal », « Bricolabs », « Ardheia », « OpenCola », etc.
Une pédagogie qui nous rend acteurs de notre devenir
Je reviens maintenant aux projets que j’ai développés. Comme nous avons pu le constater, il est important de diffuser les connaissances acquises pour que la communauté puisse en profiter. Les publications dans des revues ou sur des sites internet sont des moyens efficaces mais elles ne peuvent pas remplacer la richesse d’un échange lors d’une rencontre. C’est pourquoi je donne des conférences sur ma pratique et mène des ateliers de bricolage sur des questions écologiques.
Pour mener à bien ces projets de transmission, nous avons créé en 2008 avec Gabrielle Boulanger une association qui a pour but d’effectuer des recherches sur l’autonomie en tant que forme d’organisation sociale, et de transmettre ces recherches. Nous avons notamment participé à quatre éditions du festival de vulgarisation scientifique pour les enfants « Remue méninges ».
Nous proposons des ateliers traitant des problématiques écologiques à travers une démocratisation et une réappropriation des sciences et de la technique. Nous sortons ainsi de simples actions de sensibilisation pour rendre le citoyen acteur des changements écologiques à opérer pour sauvegarder la planète. Nous avons organisé des ateliers de fabrication de fours solaires, d’éoliennes, d’initiation à l’architecture bioclimatique et à la technique de construction à ossature bois.
Un avenir au design libre ?
L’expérience que je viens d’exposer dresse les prémices d’une société basée sur l’autoproduction, la collaboration, l’entraide et la libre circulation des connaissances. Les échanges de produits y sont réduits pour faire place à des échanges de connaissances et de savoir-faire. Ce schéma organisationnel vise à augmenter l’autonomie de chaque citoyen, il est reproductible par mon voisin sans pour autant que j’entre ainsi en concurrence avec lui, bien au contraire. Je ne peux que m’enrichir de ces recherches qu’il va partager. Cependant, tout le monde n’a pas les compétences pour tout autoproduire et cette pratique n’empêche pas une relative spécialisation et certains échanges matériels tant que ces objets sont produits sous une licence libre, laissant ainsi la possibilité à d’autres usagers de les fabriquer. Un nouveau paradigme est à construire où le designer financerait ces recherches en amont et toucherait une rémunération par la transmission de savoir-faire lors de formations plus que par la vente d’objets.
POUR ALLER PLUS LOIN :
>Daniel Cérézuelle, Guy Roustang, L’autoproduction accompagnée, Un levier de changement , Éditions érés, 2010.
>Don Tapscott, Anthony D. Williams, Wikinomics, Wikipedia, Linux, YouTube... Comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie, Éditions Pearson Éducation France, 2007.
>Kirkpatrick Sale, La révolte luddite, Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, Éditions L’échappée, 2006.
>Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Éditions Économica, 2008.
>Conférence de Christophe André à la Gaité Lyrique.
Et aujourd’hui...
Entropie continue la rédaction de notices pédagogiques d’autoconstruction écologique : une vingtaine de notices sont maintenant disponibles sur le site d’Entropie sur lequel on trouvera aussi les vidéos des conférences captées lors du festival Vivre l’utopie, ainsi que d’autres recherches menées par l’association. Ces notices sont réunies au sein d’un catalogue réédité sur une plateforme de financement participatif, que l’on peut pré-commander entre mi-septembre et fin octobre 2014.
Pour diffuser plus durablement le design libre, Entropie organise des formations pour accompagner l’autoproduction d’objets : mobilier ou objet à vocation écologique, à utilité personnelle ou professionnelle, l’association a co-conçu et co-réalisé une dizaine d’objets adaptés à des besoins individuels ou de structures. Quelques exemples : chaises, ruche, four solaire adapté à la restauration collective, pupitre de lecture, ...