Un aspect intéressant du personnage du baron se situe dans son intérêt pour le mobilier. Nous l’avons en effet peu mentionné jusqu’ici, mais les chaises et autres éléments de mobilier sont connus par les personnages de la Recherche et reconnus en tant qu’ils renseignent sur le goût de leurs propriétaires : ainsi Odette manifeste sa frivolité dans sa passion exclusive pour le mobilier japonais ; de la même façon Mme de Guermantes se moque des meubles de "chez Bing" de Saint-Loup, aussi déplacés que le choix de sa maîtresse ou son dreyfusisme.
Mais revenons à Charlus ; lui justement appartient à la catégorie de ceux qui possède une solid connaissance du mobilier et placent une fierté dans ce savoir d’expert, qui dépasse la satisfaction liée à la possession de l’objet. Si Mario Praz note que "le caractère des meubles nous donne une identification sur le caractère de ceux qui vivent parmi eux" (p. 324), nous pouvons ajouter que le rapport des propriétaires à leurs meubles est parfois encore plus révélateur.
Les meubles sont rarement des accessoires silencieux chez Proust, les chaises parlant pour ceux qui les occupent. La scène de la visite tardive du narrateur après son dîner chez les Guermantes est l’occasion d’un véritable psychodrame des assises : le narrateur mal à l’aise, demande à s’asseoir ("je lui demandai, comme à un médecin mal élevé, s’il était nécessaire que je restasse debout", p. 536). En somme, il demande qu’on lui donne une place, lui qui ne sait pas, rappelons-le, quel est le but de cette entrevue.
Charlus lui tend manifestement un piège en lui suggérant : "Mettez-vous dans le siège Louis XIV", puis le narrateur décrit : "Je pris un fauteuil qui n’était pas loin". La sentence est fracassante : "Ah ! voilà ce que vous appelez un fauteuil Louis XIV ! Je vois que vous êtes un jeune homme instruit", s’écria-t-il". Nous voyons ici une version au premier degré du jeu de chaises musicales qui passe, comme souvent chez Charlus, par une connaissance érudite des choses qui l’entourent, surtout lorsque celles-ci sont liées à sa lignée, la lignée Guermantes.
Le Baron de Charlus
"je n’attends pas une très grande exactitude verbale de quelqu’un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo"
Cette scène se présente comme une version limpide de la réception chez Mme de Villeparisis : ici, il est clair, il est dit même, que le bourgeois n’a pas sa place dans le monde, simplement parce qu’il lui manque la connaissance de l’espace et de ses règles - ici stylistiques. Cette colère de Charlus a pour conséquence cette solidification du corps, que nous avions déjà vue se produire chez la dame du quai : "J’étais tellement stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m’en aller comme je l’aurais dû, ni pour changer de siège comme il le voulait". Ici est évoqué l’ordre entre les "assis" et les "debouts" que nous avons commenté plus haut ; on retrouve également la partition entre le domaine éternel de l’aristocratie et de son mobilier et le régime entropique et salissant des bourgeois, dans le propos de Charlus :
(p. 537)
"vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez, vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme Villeparisis pour le lavabo et on ne sait pas ce que vous y ferez."
Plus tard, l’incident semble clos, mais M. de Charlus ne l’a certainement pas oublié, lui qui rappelle : "je n’attends pas une très grande exactitude verbale de quelqu’un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo" (p. 539). Cet ordre muet du mobilier est ainsi mis à nu par Charlus qui, dans sa colère, révèle la multiplicité des importances prises par l’assise : élément de style codé dont il est malvenu d’ignorer les caractéristiques ; élément symbolique d’une place dans le monde qu’on évitera d’occuper à moins d’y être invité (sans parler de demander à s’asseoir) et enfin objet personnifié emblématique de la valeur de ses propriétaires, qu’on aura soin de ne pas confondre avec les lavabos [1] et les meubles de mauvais goût (de goût bourgeois, s’entend).
Un autre aspect du rapport au mobilier de Charlus concerne son attitude en société, toujours la même, et qui nous est souvent rappelée dans Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe. Comme une altesse, M. de Charlus se plaît en effet à être assis, entouré de personnes restant debout : "il avait l’habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités autour de lui" (p. 536). Le narrateur signale ce trait dans les dernières pages du Côté de Guermantes, et l’interprète donc comme une attitude propre à sa famille, une impolitesse excusée par le rang (on retrouve cette attitude chez le Duc de Guermantes également).
Dans le même volume, le narrateur croit ainsi trouver une illustration du peu de courtoisie du baron : "les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir une seule chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond" (p. 258). Mais on voit bien ici, que par petites touches, la véritable place du baron est introduite : non celle d’un impoli mégalomane, mais sa véritable nature d’inverti ; littéralement, sa place est parmi les femmes.
Dans Sodome et Gomorrhe, lorsque le narrateur sait l’homosexualité du baron, il comprend sous un autre angle cette même scène, qui semble vouer à se répéter, cette fois dans la demeure des Cambremer : "M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fut debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel" (p. 414). Une fois le voile levé, les camouflages de M. de Charlus (qui fait passer ses tactiques d’inverti pour une attitude princière) ne fonctionnent plus (contrairement à la Duchesse, qui malgré un apparent aveu d’adultère, respecte tout à fait à sa manière les convenances).
Ainsi le baron expose encore un peu plus ce principe de séparation entre assise, regard, et parole (lui-même quand il fait référence au "derrière" du narrateur parle d’un corps morcelé, écartelé : le bourgeois est réduit à un fessier).