Alors que le graphisme est omniprésent dans nos vies, peu d’études en langue française sont consacrées à son analyse et à sa critique. Si depuis le début des années 2000, un certain nombre d’ouvrages sur l’histoire du graphisme sont certes parus, comme ceux de Michel Wlassikoff, d’Alain Weil ou de Roxane Jubert, plus rares ont été les essais critiques.
Aurions-nous tellement bien intégré le graphisme qu’on en oublierait sa présence ? Un objet graphique public, qui façonne notre environnement – comme une affiche, un livre, un site Web, un logo, etc. -, n’a-t-il rien à nous dire ?
Catherine de Smet dans Pour une critique du design graphique, publié aux éditions B42, soutient au contraire que le graphisme requiert la plus grande attention et nécessite d’être étudié comme un objet singulier, « sous sa double dimension, créative et fonctionnelle » : « Lançons des recherches, multiplions expositions et publications, afin que le graphisme devienne un objet de connaissance et gagne en popularité. »
Cependant, dès l’introduction, Catherine de Smet s’interroge sur les méthodes d’analyse à adopter. « Comment écrire l’histoire du graphisme et en assurer la critique, au sens que lui accordait Roland Barthes – celui d’une interprétation plus que d’un jugement ? »
Par le biais de l’histoire de l’art ? Des cultural studies ? De l’histoire des techniques ? Écrire sur un objet dont la théorie est éparse et les contours encore en discussion est en effet compliqué. D’autant plus lorsque sa caractéristique, comme le rappelle l’auteure, est d’être toujours en relation avec d’autres champs – une couverture de livre avec la littérature, une pochette de disque avec la musique, une affiche pour le Palais de Tokyo avec l’art contemporain, etc.
Par conséquent, ne serait-ce pas une erreur que de choisir une discipline des sciences humaines et de décréter qu’elle est la seule à même d’étudier le design graphique ? Pour Catherine de Smet, assurément ; c’est pourquoi elle préconise, pour l’examen des « artefacts singuliers » que sont les créations graphiques, l’interdisciplinarité. Ce faisant, elle rejoint un autre critique, le graphiste Ruedi Baur, qui, dans La recherche en art(s), encourage une approche en design, et du design, diversifiée. Pourquoi, effectivement, s’enfermer dans un académisme rigide alors qu’on pourrait promouvoir la flexibilité et l’adaptabilité ?
Les méthodes et les questions peuvent donc être nombreuses. Dans son ouvrage, Catherine de Smet ne produit pas moins de dix-huit essais – qui sont en fait des articles qu’elle a publiés depuis une dizaine d’années pour des catalogues d’expositions ou des revues – portant sur des sujets aussi différents que la place des femmes dans le graphisme, la photographie illustrée, le logo de Jean Widmer pour Beaubourg, S,M,L,XL de Rem Koolhaas et Bruce Mau ou encore les liens entre graphisme et architecture.
Aussi, si l’on aurait aimé avoir une introduction plus longue – plus détaillée sur les enjeux de la critique en design graphique, sur le contexte français et, pourquoi pas, sur les changements qui sont en train de s’opérer dans l’approche et l’enseignement du design graphique avec les réformes auxquelles sont soumises les écoles d’art –, les articles sont d’un grand intérêt. D’abord, très documentés, ils ressuscitent quelques graphistes injustement oubliés par l’histoire (on lira par exemple un article où il est question de la graphiste Muriel Cooper) et questionnent des notions que l’on pourrait croire étrangères au graphisme (comme le thème de l’archivage ou de la collection). Ensuite parce qu’ils ouvrent des pistes, aussi bien pour les graphistes que pour des futurs chercheurs (Catherine de Smet regrette, par exemple, le peu de recherche sur l’itinéraire singulier du design éditorial). Enfin parce qu’ils nous font comprendre toute la nécessité d’étudier ce champ de production complexe, polymorphe et polysémique, qu’est le design graphique (quand on voit les pages sur Reid Miles, on conçoit le dommage que représenterait, notamment pour l’histoire de l’art, l’indifférence à l’égard de ses œuvres...).
Certes, Pour une critique du design graphique n’est pas le premier ouvrage français consacré à la critique du graphisme, mais il vient malgré tout initier une pratique et surtout combler un manque (c’est assurément un exercice auquel les architectes sont plus habitués que les graphistes et les anglo-saxons plus coutumiers que les français [1]). En effet, si l’historiographie fait naître une discipline, en lui « sculptant un corps », c’est la critique – qu’elle soit informée, comme celle de Catherine de Smet, ou plus spontanée, comme on en voit de plus en plus sur les sites de graphisme – qui la maintient en vie. Le consensus, contrairement à ce qu’on pourrait croire, peut se révéler pernicieux, tout comme l’obsession de l’objectivité [2]. « Il n’y a d’époque créative, écrivait Oscar Wilde, qui n’ait été aussi critique. Car c’est la faculté de critiquer qui invente des formes nouvelles [...] Une époque qui n’a pas de critique est une époque où l’art est immobile [3]. »
Pour une critique du design graphique, Catherine de Smet, Éditions B42, avril 2012, 216 pages.