L’écartelage
de Pierre Faucheux

Écrit par Julie Kervégan

Les éditions B42 continuent d’enrichir nos bibliothèques en publiant en octobre dernier un ouvrage intitulé L’écartelage, ou l’écriture de l’espace d’après Pierre Faucheux. Cette publication fait suite à l’événement éponyme organisée par l’Institut supérieur des arts de Toulouse, le 27 octobre 2011, à l’initiative de Catherine Guiral et Jérôme Dupeyrat. Cinq textes, augmentés d’une riche iconographie, viennent éclairer le renouveau du livre français en étudiant la pratique dite de l’écartelage créée par Pierre Faucheux. Une réflexion sur l’image elle-même, qui donne lieu à des collages réalisés au début des années 1960, s’épanouissant – entre autres - dans son travail pour le Club Français du Livre.

Un homme de passion

Typographe, graphiste, urbaniste et architecte, Pierre Faucheux a fait ses armes à l’École Estienne. Apprenti aux côtés de Robert Bonfils, il apprend le métier de typographe, le composteur dans la main gauche et les caractères mobiles en plomb dans la droite. C’est pendant ses études que Pierre Faucheux découvre les manuscrits médiévaux et les écrits de Le Corbusier, s’initiant ainsi aux tracés régulateurs et au nombre d’or. Cette fascination pour les rapports géométriques et l’harmonie de la mise en page fait de Pierre Faucheux un homme passionné par le métier de typographe et son histoire. C’est fort de cette connaissance qu’il se permettra de bouger les lignes du design graphique en « violant les règles à condition de les connaître » [1] car pour lui, son véritable métier c’est « innover » [2].

L’écart désirant

L’espace pour Pierre Faucheux est une donnée essentielle, il n’a de cesse de faire des va-et-vient entre sa pratique de graphiste et celle d’architecte : entre la mise en espace de la page et la mise en espace d’une exposition.

Ainsi, Pierre Faucheux entretient l’écart entre ses deux pôles magnétiques, écart qui caractérise son envie de créer de nouveaux espaces, d’explorer de nouveaux territoires en empruntant des chemins de traverse.

C’est en cela que Catherine Guiral met en perspective « l’écart » de Faucheux et « une certaine idée de la déterritorialisation » [3]. Dans une thèse inédite, elle s’appuie sur le concept créé par Deleuze et Guattari dans les années 1970 et la théorie de « l’écart absolu » de Charles Fourier, pour explorer toute la complexité et la richesse de l’écartelage.

En 1835, le socialiste Charles Fourier prône « l’écart absolu » en prenant pour exemple un Christophe Colomb « bravant l’Océan vierge et les frayeurs de son siècle pour découvrir une nouvelle contrée ». Ce mécanisme par contrastes privilégie la pensée par analogie et la libération des passions, « la ligne de désir plutôt que la ligne droite, la volonté d’obéir à ses propres envies plutôt qu’à la rigidité des cadres » [4].

Un certain écart permettant de relancer la machine désirante des agencements, avec tous les potentiels du mouvement, de la conquête, de la production, mais aussi tous les dangers de la mécanique des abstractions. [5]

Pierre Faucheux est très sensible à cette vision « désirante » des choses et s’approprie la méthode de l’écart pour réaliser au début des années 1960 une série d’expérimentations graphiques rassemblées sous le néologisme d’« écartelages ». À partir de simples cartes qu’il va combiner, il invente une géographie originale, un territoire mouvant qui devient un véritable lieu de production de sens.

J’utilise des cartes postales que j’achète en dix ou quinze exemplaires. Je fais un collage de base sur l’image découpée, et je la fais riper de proche en proche horizontalement, verticalement, en volute ou comme on ouvrirait un éventail. [6]

L’image filmique

Les écartelages de Faucheux relèvent d’un bricolage ludique et subtil d’images ; la répétition, la fragmentation, le glissement qui lui sont inhérents sont autant de notions qui font ressurgir le spectre du Surréalisme. Catherine Guiral insiste sur le fait que ce mouvement a eu une grande influence sur Faucheux, mais qu’en réalité, les collages créés sont plus proches de la suture cinématographique que des traditionnels assemblages [7]. Pierre Faucheux était un admirateur de Breton mais ne versait pas particulièrement dans la juxtaposition et le collage grotesque emprunt d’écriture automatique. Pour lui, la création « n’est possible que par la combinaison chimique de l’intuitif et du rationnel » [8].

La « grammaire » inventée par Faucheux, comme le précise Thierry Chancogne, s’apparente à une « cinétique des expressions artistiques de l’âge industriel – du cinématographe à la photographie – marquée par la multiplication mécanisée et l’immersion dans la diffusion de masse » [9].

L’analogie entre le générique de film et le « générique du livre », tous deux ayant une fonction de seuil – d’entrée dans le récit - est manifeste. On peut d’ailleurs rapprocher le travail de Pierre Faucheux et le « générique-annonce » décrit par Laurence Moinereau dans son texte [10].

Une couverture, des pages de garde, le dos d’un livre travaillés dans un même mouvement constituent véritablement « une séquence du récit par anticipation ». Les éléments graphiques tels que la couleur et la typographie sont chargés de connotations qui concourent à annoncer le genre du livre.

Les écartelages ont un vrai pouvoir filmique, l’image « écartelée », démultipliée, semble toujours suggérer un mouvement, une action en devenir ou passée.

« Une envie de documenter et de décentrer le texte, de créer des hors champs intérieurs au livre, des respirations, des circulations. Car il n’est pas question de cloisonner le texte, de le figer, de le contenir, mais plutôt de participer à son élan. » [11]

L’engagement moderne

Les écartelages, comme le souligne Sonia de Puineuf, doivent beaucoup à la photographie, et plus particulièrement à son utilisation par les avant-gardes. « La photographie, utilisée comme écriture visuelle, renvoie bien sûr le lecteur moderne à l’image cinématographique. » [12]

Et au-delà d’un usage purement expérimental, certains artistes conscients de l’avenir industriel qui s’ouvrent à eux, font de la photographie l’étendard d’une société moderne, à visée démocratique. Couper, coller, recomposer à partir d’un matériau existant, relève d’une pratique ludique qu’il est aisé à tout à chacun de s’approprier. L’ère de l’image, chemin faisant, fait du livre un objet autant lu que vu.

Pour Karel Teige :

La photographie est devenue partie organique de l’impression des livres, le composant indispensable de la typographie. [13]

Pierre Faucheux partage cet idéal et s’inscrit dans la lignée des constructivistes russes, typographes et graphistes engagés dans la réalité de l’industrie de l’imprimé : en 1946, il devient le directeur artistique du Club Français du Livre. S’ensuivra plusieurs années au cours desquelles, le « typographe à façon », comme il se désignait, mit l’innovation éditoriale pour le plus grand nombre sur un piédestal. Entouré d’amis graphistes comme Jacques Darche ou Jeanine Fricker, il œuvre pour des livres abordables qui ne rognent pas sur la qualité de l’objet, faisant des bibliothèques des abonnés de véritables mines d’or.

En fin d’ouvrage, Jérôme Faucheux propose une visite par l’image dans l’univers de son père, l’occasion de s’attarder sur quelques-unes de ses plus belles créations à l’image des portraits écartelés de Charles Fourier, réalisés pour l’exposition « L’Ecart absolu » de 1965.

Sont aussi mis en exergue le travail autour du « point » par l’utilisation de la trame et de la grille à travers l’affiche d’une exposition lui étant consacrée et une sélection de couvertures réalisées pour Le Livre de Poche - comme celle d’Ulysse, pour laquelle il créé un labyrinthe en papier qu’il photographie, ou encore une version pour Les Chants de Maldoror où le titre, évoquant les lettres peintes à la bombe, fait office d’image.

L’ouvrage donne une nouvelle ampleur à l’œuvre de Pierre Faucheux en mettant en perspective une approche critique de son travail. Convoquant tour à tour des références aussi éloignées qu’un concept deleuzien, la figure de Charles Fourier, l’inspiration surréaliste et constructiviste, ce livre montre à quel point Pierre Faucheux aura été à l’initiative de tout un pan du renouveau graphique en France.

[1« Pierre Faucheux disait : "Les règles sont faites pour être violées", à condition de les connaître. » in Pierre Faucheux de Massin, éd. Typographies expressives, 2011, p. 42.

[2Propos extrait d’une interview de Pierre Faucheux invité par Jacques Chancel pour l’émission Radioscopie sur France Inter, 27 décembre 1978.

[3In « La Magique coulée » de Catherine Guiral, L’écartelage, ou l’écriture de l’espace d’après Pierre Faucheux, éd. B42, 2013, p. 21.

[4In « La Magique coulée » de Catherine Guiral, ibid, p. 24.

[5In « Typ Top, Typographie, Topographie, Topologie et Typologie chez Pierre Faucheux » de Thierry Chancogne, ibid, p. 24.

[6In « La Magique coulée » de Catherine Guiral, ibid, p. 44.

[7In « La Magique coulée » de Catherine Guiral, ibid, p. 42.

[8In « La Magique coulée » de Catherine Guiral, ibid, p. 38.

[9In « Typ Top, Typographie, Topographie, Topologie et Typologie chez Pierre Faucheux » de Thierry Chancogne, ibid, p. 86.

[10In « Générique et récit : modalités de gestion d’un écart » de Laurence Moinereau, ibid, p. 52.

[11In « Typ Top, Typographie, Topographie, Topologie et Typologie chez Pierre Faucheux » de Thierry Chancogne, ibid, p. 98.

[12In « Aux origines de la révolution graphique : les enjeux du nouveau livre » de Sonia de Puineuf, ibid, p. 130.

[13In « Aux origines de la révolution graphique : les enjeux du nouveau livre » de Sonia de Puineuf, ibid, p. 127.

Texte : Creative Commons, images © B42.

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