Eichbaumoper
Un train peut cacher un opéra de raumlaborberlin

Propos recueillis par Fanny Léglise en février 2018 auprès de Monika Römer (raumlaborberlin). Images (sauf mention contraire) : © raumlaborberlin

Concevoir et donner un opéra pour réactiver une station de train délaissée en Allemagne, tel est le défi que s’est lancé le collectif raumlaborberlin en 2008. Renversant le statut du lieu qui passe de décor infréquentable à genèse d’une œuvre, le collectif d’architectes, en collaboration avec les usagers, a démontré que l’opéra peut venir à la rescousse de l’urbain. Bilan, dix ans après.

Raumlaborberlin, formé de neuf architectes associés installés dans la capitale allemande depuis 1999, s’intéresse tout particulièrement aux questions de transformation et de renouvellement urbain. Sous cette bannière qui signifie « laboratoire spatial », le groupe collabore avec d’autres professionnels pour développer des projets impliquant la participation des habitants et renforçant le lien social. Leurs architectures mobiles et modulables prennent le plus souvent place dans des espaces publics délaissés, selon une approche protéiforme et ludique. Le projet pour la station de train d’Eichbaum (Mülheim, Allemagne) initié en 2008, a consisté à utiliser l’opéra comme levier de transformation urbaine. Par la construction d’espaces de travail, puis de représentation et la mise en place d’ateliers participatifs, raumlaborberlin a renversé le rapport au lieu jusqu’alors peu fréquentable. De spectatrice passive et délaissée, la station est devenue actrice, porteuse d’histoire, ciment du projet. Strabic revient, dix ans après les premières actions menées, sur la genèse du projet et son développement.

Strabic : Comment l’idée de créer un opéra dans la station d’Eichbaum est-elle venue ?

Raumlaborberlin : En 2007, Jan Liesegang et Matthias Rick se sont intéressés à Eichbaum dans le cadre de recherches pour le projet U(topie) 18, film centré sur la ligne souterraine U18 construite en 1977 pour relier Essen à Mülheim. Les témoignages de résidents et d’usagers se juxtaposaient à ceux des planificateurs, politiciens et acteurs économiques pour rendre compte du projet trente ans après sa construction. Eichbaum [qui signifie chêne en français] est l’une des stations de cette ligne, qui se situe dans une intersection d’autoroutes bordée d’une petite forêt.

Sa figure de béton est prégnante dans le paysage, ses recoins particulièrement sombres. De ce fait, le lieu était dénigré. Chacun s’imaginait que quelque chose de bizarre pouvait arriver à tout moment.

Les habitants des deux côtés de l’autoroute faisaient des détours pour l’éviter, bien que ceux qui n’avaient pas de voiture – parmi lesquels les enfants, les personnes âgées ou des femmes – étaient bien obligés d’y passer.

© Walter Guntram

Cette situation urbaine a formé un défi. L’exposer clairement a permis de lancer une première discussion et de définir un problème devenu politique. Il n’était pas possible de repenser l’ensemble des circulations au sein de la station car le projet aurait pris des décennies. Nous avons plutôt imaginé que les lieux pourraient devenir un opéra. Nous pourrions créer une scène au sein de la station même, en réaction à cette situation absurde, spatiale comme sociale. Il était urgent d’agir et d’offrir une nouvelle attention et une nouvelle narration à Eichbaum.

S : Comment s’est déroulé le projet ?

R : Tout d’abord, une station de train est devenue un opéra. Pour cela, il a fallu des compositions et des livrets, écrits sur place. Puis une scène pour les représentations. Impliquer les résidents dans le projet, et donc mettre en place des techniques et des processus pour organiser et concrétiser l’opéra d’Eichbaum. Nous voulions connecter architecture, théâtre et musique avec la ville pour initier la transformation d’un espace en souffrance, aidés de ses usagers et de professionnels qui ont collaboré avec nous. Il ne s’agissait pas seulement d’occuper l’espace physique, le hardware de la ville, mais aussi le programme, son software. Nous devions trouver comment l’espace se programmait pour savoir comment le modifier. L’opéra a formé un projet transversal, entre musique et pièce de théâtre. Les compositions ont été conçues dans un pavillon que nous avons construit sur place à partir de containers, le Opernbauhütte, qui a accueilli les échanges entre artistes, résidents et associations voisines.

Nous avons invité des compositeurs et des musiciens à proposer des réponses formelles dans l’espace, tenant compte de l’acoustique, de la façon dont les corps se déplacent dans la station, des expériences des résidents, etc. Utiliser les narrations du quotidien sortait les usagers de leur rôle passif. Peurs, espoirs, rêves et souvenirs ont fourni la matière nécessaire à l’écriture des livrets. Le site s’est transformé à partir des expériences spatiales de ses usagers. Le spectateur n’était plus plongé dans un monde imaginaire mais bien dans un opéra concret, situé dans une station en fonctionnement.

En incluant la charge affective de chacun, nous avons agi sur l’espace et son expérience. La transformation urbaine a été rendue possible sans détruire le passé, simplement par un réinvestissement affectif et social des lieux.

Nous avons construit un café, une salle de lecture et de petits studios d’artistes. Ils ont offert une visibilité au projet et formé des espaces de rencontre pour les résidents et les usagers de passage. Plutôt que d’être seulement un lieu de transit, la station est devenue un espace de travail, une destination, une fin en soi. Des ateliers et des séminaires ont été organisés. Des gradins pour 200 personnes ont été installés pour les premières représentations qui ont eu lieu au cours de l’été 2009. La participation de tous a permis de monter un projet collectif où le processus social était partie prenante de l’œuvre.

© Walter Guntram

© Walter Guntram

© Rainer Schlautmann

S : De quelles façons le lieu a-t-il influencé l’opéra ?

R : Nous n’avons pas pensé le projet comme une station de métro dans laquelle se serait inséré un opéra mais comme un opéra dans lequel passeraient des trains. Trois parties indépendantes ont été écrites par des compositeurs et auteurs différents (voir ci-dessous), créées sur place en collaboration avec les résidents. Les compositeurs se sont inspirés des bruits du train, des sons de l’autoroute ; certains éléments du livret sont issus de récits des résidents et des usagers, dont une soixantaine a participé aux représentations. Pendant celles-ci, le service de transport a été maintenu, de même que l’accès à la station. L’orchestre, les chanteurs, les acteurs et le chœur s’adressaient aux gens attendant sur le quai. Certaines performances se sont déroulées à bord des trains même, sur la ligne entre Hirschlandplatz et Eichbaum.

C’est ainsi que le lieu est devenu acteur à part entière.

© Walter Guntram

S : Par la suite, de nouvelles activités ont été organisées dans la station. Comment le projet s’est-il développé au cours du temps ?

R : Au printemps 2010, nous avons été missionnés avec Ringlokschuppen Mülheim pour organiser un processus participatif avec les résidents dans la station. Les projets Eichbaum Countdown, EichbaumBoxer et EichbaumBauer ont été portés par un programme de recherche sur l’habitat expérimental et le développement urbain (ExWoSt) intitulé Innovation for family-friendly and age-appropriate urban districts, composante du Young people in the urban quarter, porté par le ministère fédéral des transports, de la construction et du développement urbain.

Il s’agissait de prendre possession du site avec les habitants et les usagers. Eichbaum Countdown s’adressait aux jeunes du quartier. Nous avons organisé des ateliers pour savoir comment ils pratiquaient la station et ce qu’ils rêvaient d’en faire. Les meilleures idées ont ensuite été réalisées. EichbaumBoxer a consisté à organiser un championnat régional de boxe. En septembre et octobre 2010, un ring a été construit sur la plateforme, en coopération avec le Boxclub Mülheim-Dümpten. Un tournoi a été organisé le premier week end d’octobre.


EichbaumBauer a permis la création d’un wall of fame (sous la forme d’un mur de graffitis) et d’un battle de rap local. Avec les étudiants de l’école Mülheim Tersteegen, une grande fresque représentant la ligne U18 accompagnée de silhouettes de passants a été réalisée le long des accès aux tunnels de la station.

Un journal mensuel, Die Eichbaumoper a permis de partager les idées, de rendre compte et de proposer de nouvelles activités.

S : À quoi ressemblent les lieux aujourd’hui ?




Crédits : raumlaborberlin, le Musiktheater im Revier, le Grillo Theater et le Ringlokschuppen Mülheim ont travaillé ensemble pour la première fois dans ce projet lancé par le Kunststiftung NRW, le Kulturstiftung des Bundes, le ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et la fondation Mercator. Le Landesinitiative StadtBauKultur NRW, le Mülheimer VerkehrsGesellschaft et l’orchestre de la Neue Philharmonie Westfalen se sont également impliqués dans le projet.




L’opéra Eichbaum en trois actes

• Déraillement ! Opéra de chambre

La première partie de l’opéra commence à la station Hirschlandplatz de la ligne U18, à Essen. Les trains passent toutes les dix minutes, transportant des passagers de destinations diverses en direction d’Eichbaum (Mülheim). À son bord, habitués, banlieusards, clochards ou couples montent et descendent du train et forment le public. Le train les attrape et écoute leurs histoires avant de les déposer à l’arrêt Eichbaum. Son rêve : pouvoir quitter ses rails lui aussi !

Composition et texte : Ari Benjamin Meyers et Bernadette La Hengst.
Direction musicale : Askan Geisler.
Un reportage (en allemand) sur l’opéra dans le train.

• Simon l’élu

Le jeune Simon – bébé abandonné et élevé par des moines – a grandi en Russie et rêve d’un futur différent. Il quitte son monde, jusqu’alors clos, pour se lancer dans une vie nouvelle, une lettre de sa mère dans ses bagages. Arrivé à Mülheim, il commence à y travailler et rencontre Anna, une propriétaire foncière dont il tombe éperdument amoureux. Le coup de foudre est réciproque jusqu’à ce qu’Anna trouve sa propre lettre, écrite vingt ans plus tôt… Des années plus tard, Simon réapparait et fait preuve de pouvoirs extraordinaires.

Composition et texte : Isidora Žebeljan et Boris Cicovacki.
Direction musicale : Bernhard Stengel
Extrait audio de la deuxième partie de l’opéra.

• Quinze minutes de bousculade

Cohue sur la plateforme. Les gens arrivent et repartent, comme les bruits des trains, les camions de passage : un permanent crescendo et decrescendo. Il en est de même des relations et histoires de Max et Emma, Sven, Anna, Daniel, Sabine et d’autres passagers qui vont et viennent au rythme de la station Eichbaum.

Composition et texte : Felix Leuschner et Reto Finger.
Direction musicale : Clemens Jüngling.
Extrait audio du troisième acte de l’opéra.

• Concert de fermeture du Eichbaumoper : Le chêne et la princesse d’Eichbaum

Live au Opernbauhütte.

Texte : Bernadette La Hengst, composition : Ari Benjamin Meyers, arrangement pour une aria pop rock. Voix et guitare : Bernadette La Hengst, clavier : Maren Schneider, basse : Matthias Rick, batterie : Felix Leuschner.

Images (sauf mention contraire) : © raumlaborberlin

tweet partager sur Facebook