De Verdun à Verdi
Scénographies d’Adeline Caron

Propos recueillis par Giulio Giorgi au printemps 2018.

Lieux mythiques, lieux maudits, lieux de culte... l’histoire de l’art est riche en paysages qui symbolisent la mort. Le végétal nous ramène au sol, à la terre – à la fois germe et tombeau. Les jardiniers paysagistes l’ont compris depuis longtemps. Ainsi, le traitement paysager de l’île aux peupliers d’Ermenonville confère au tombeau du philosophe Jean-Jacques Rousseau « une présence imaginaire illimitée dans la conscience de tous ceux qui lui rendent visite » (Michael Jakob). Mais « la mort jardinière » n’est pas seulement l’apanage des paysagistes… En témoigne le travail de la scénographe Adeline Caron.

Strabic : Comment avez-vous commencé à mêler les thématiques de la mort et du paysage dans le champ de la scénographie ? D’où vient votre intérêt pour ce que ce qu’on pourrait appeler le « paysage morbide » ?

Adeline Caron : Avec le terme « paysage morbide », je questionne la vie qui naît de la décomposition, les traces du passé dans le paysage contemporain. Si le théâtre et l’opéra convoquent si souvent la mort, c’est pour rendre compte de la mémoire et de la vie. Il s’agit donc plus d’observer les processus de préservation de la vie qui perdure en toutes circonstances.

J’ai commencé en 2004 une collaboration avec les metteurs en scène Benjamin Lazar et Louise Moaty, connus pour leur travail autour du théâtre et de l’opéra du XVIIe siècle baroque (Le Bourgeois Gentilhomme, Cadmus et Hermione, Egisto, Sant’Alessio, Vénus et Adonis). Il a été question pour nous de retourner aux sources de cet art théâtral sans nous cantonner à un travail de reconstitution. Très vite, l’histoire des jardins, notamment les descriptions de Madeleine de Scudéry, du Songe de Poliphile, du Songe de Vaux, et l’étude détaillée du caractère botanique des tableaux de Dürer et de Cranach nous ont aidés à éviter cet écueil et à nous renouveler.

Comme les premiers spectacles de Benjamin Lazar et Louise Moaty étaient éclairés presque exclusivement à la bougie, le végétal s’est imposé de plus en plus fortement dans les scénographies, comme un contrepoint vivant face à la flamme, et sous des formes très diverses : des treillages dorés à la feuille d’or à des compositions de bosquets d’allure naturaliste.

En 2006, j’ai travaillé avec Marcel Bozonnet pour Jackie, drames de princesse d’Elfriede Jelinek : ce fut ma première connexion avec un certain type de « paysage morbide » : la scène était envahie de fleurs en plastique criardes plantées dans des morceaux de bois. Dans cet étrange jardin mortuaire, Jackie Kennedy, telle un spectre, promenait sa colère et ses regrets.

Dans Vénus et Adonis, mise en scène par Louise Moaty, notre référence étaient les catacombes de Palerme : de nombreuses boîtes, de multiples coffres en verres, comme autant de cercueils et cénotaphes reposaient sur le plateau.

Vénus et Adonis

Toutefois, derrière ces éléments architecturaux post-mortem, nous avions installé des petits arbres et des haies : le bosquet était le lieu où Vénus et Adonis s’aiment, mais aussi où Adonis meurt, mis en pièce par les chiens des chasseurs.

Air introduisant la scène où Orphée apprend qu’Eurydice est morte - Acte II du livret d’Alessandro Striggio pour l’Orphée, fable en musique (1607) de Claudio Monteverdi.

« Que puis-je désormais, sinon vous adresser mes plaintes,
Ô forêts, jadis doux réconfort
De mes tourments, alors qu’il plut au ciel
De vous faire partager ma détresse ? »

Petit à petit, j’ai compris que les végétaux sur le plateau étaient comme des vanités qui incarnaient très simplement le drame qui se jouait dans l’œuvre. Dans les « paysages morbides », la vie naît de la décomposition. Sur les sols bouleversés, on observe un phénomène de reconquête végétale. Celui-ci est lié à l’accueil de semis spontanés ou à l’éclosion de graines enfouies dans le passé qui remontent à la surface sous l’effet du bouleversement.

S : Cette reconquête végétale est habituellement spontanée mais certains paysagistes contemporains en font un de leurs outils : ils creusent jusqu’aux couches profondes, aux « terres du passé ». Ils préparent le sol pour accueillir des semis spontanés et ils luttent contre la tendance actuelle à supprimer les plantes adventices – directement issues du sol ou amenée par le vent – sous prétexte que, venant d’ailleurs, elles perturberaient l’écosystème local...

AC : Si la reconquête est observable, elle n’est pas source de consolation : les plantes sont les produits, les symptômes de la terre qui les accueille ou dont elles sont issues.

Catherine Mosbach citée par Denis Delbaere, « À propos de deux projets de Catherine Mosbach », Carnets du paysage, n° 27, 2015.

Elles manifestent le « lien perturbé entre épiderme (surface d’enregistrement) et profondeur (ressource d’hier et de demain) ». Ce phénomène donne une image de la reconquête que peut opérer l’homme contemporain sur sa propre mémoire (individuelle et collective) et sur son rapport à l’histoire.

C’est ce processus que j’étudie en essayant, modestement, de lui donner une forme écrite et théâtrale. Scénographe praticienne, je sais que le théâtre, comme la végétation et la mémoire, est une forme vivante et instable.

S : Certains travaux de jardiniers ou de paysagistes ont-ils contribué à l’évolution de votre pratique de la scénographie ?

AC : D’un point de vue personnel, après une dizaine d’années de pratique, la scénographie purement théâtrale a eu tendance à me rendre un peu claustrophobe. S’il est merveilleux de dessiner des espaces pour la « boîte noire » que constitue le plateau d’un théâtre ou d’un opéra, je souhaitais aborder de nouveaux espaces, plus ouverts, avec un autre rapport au public et au temps.

Parallèlement à mon travail, j’avais commencé à jardiner dans un terrain en friche dans l’Orne, attenant à une maison qui ne possédait pas de fosse septique… La gestion des déchets organiques et verts a été mon premier geste « jardinier ». C’est à cette époque que je suis allée visiter le potager expérimental de l’école du paysage de Versailles et que j’ai découvert les livres de Yves et Annick Bertrand-Gillen et de Masanobu Fukuoka. J’ai commencé à comprendre qu’on peut faire d’une friche un jardin, et que ce dernier terme n’était pas forcément synonyme de pelouse taillée.

Egisto

Cette évolution esthétique s’est ressentie dans mon travail de scénographe : dans Egisto, toute l’action se passait dans un palais en ruine envahi par la végétation. La plupart des ronces avaient été coupées dans le jardin des peintres décorateurs qui habitaient la Normandie. À partir de ce moment-là, j’ai introduit de façon quasi systématique des éléments végétaux naturels sur le plateau et j’ai joué avec le mélange nature/artifice.

Mon rapport avec le paysage et la mort a bien évidemment suivi mon avancée dans la vie et a pris une tournure de plus en plus existentielle. J’ai suivi un master « Jardins Historiques, Patrimoine et paysages ». Pour le mémoire de master, qui portait sur les traces de la guerre à Verdun, je me suis trouvée confrontée à un paradoxe : dans la forêt de Verdun, on marche sur un sol où des dizaines de milliers d’hommes sont morts. La nappe phréatique et les sols sont remplis de métaux et des substances chimiques qui se déversent lentement hors des carcasses rouillées des munitions encore enterrées. Paradoxalement, cette zone polluée est, depuis 2001, une zone Natura 2000 dont on vante aujourd’hui l’extraordinaire biodiversité animale et végétale.

Verdun

Parallèlement à ces études je travaillais en tant que scénographe avec la metteuse en scène Louise Moaty pour l’Empereur d’Atlantide, écrit en 1942 au camp de Terezin . Cet opéra suggère à quel point destruction et renouveau, fauche et nouvelles semences sont liés : la mort y est un soldat qui se présente comme « der Gärtner Tod », « la mort jardinière », pas la grande faucheuse. Je me suis rendue compte que Verdun était un des ses royaumes.

S : Dans l’Empereur d’Atlantide, comme dans votre travail sur Verdun, plusieurs questions se croisent : comment l’écriture théâtrale peut-elle se rapprocher du geste du paysagiste ? Que veut dire travailler avec les couches du temps plutôt que dans l’espace ?

AC : La rencontre entre le terrain totalement bouleversé de Verdun, la figure allégorique de la Mort jardinière et la pratique du jardinage m’ont amenée à suivre une formation préparant au BTS en aménagements paysagers. J’ai choisi de réaliser mon stage chez le paysagiste Antoine Quenardel : il a eu la bonne idée de le faire porter sur la végétalisation des arases de la forteresse de Coucy.

Ce fut un bon « cas d’école » à la frontière de ma pratique de scénographe et de mes préoccupations botaniques. De fait l’expérience de cette forteresse a été le chaînon reliant les projets que j’avais menés auparavant. Elle ressemblait beaucoup à ma ruine d’Egisto et était comme une variation des problèmes agronomiques rencontrés à Verdun. Antoine eut l’idée de détourner les techniques de génie végétal utilisées actuellement pour les toitures végétalisées, les berges ou les abords d’autoroutes. La palette végétale a donc été choisie pour se développer dans une dizaine de centimètres de substrat pauvre, peu arrosé et dans le grand vent.

L’expérience pratique de Coucy m’a amenée à focaliser ma recherche sur la vitalité qui naît de la destruction, pour lutter contre la nostalgie et la complaisance morbide que je sentais aussi en moi et en ma pratique de scénographe.

Georges Didi-Huberman, Écorces, Paris, éditions de Minuit, 2011, p.62-63.

« La destruction des êtres ne signifie pas qu’ils sont partis ailleurs. Ils sont là, ils sont bien là : là dans les fleurs des champs, là dans la sève des bouleaux, là dans ce petit lac où reposent les cendres de milliers de morts. Lac, eau dormante qui exige de notre regard un qui-vive de chaque instant. »

Le livre de Georges Didi-Huberman, Écorces, est paru à ce moment-là comme une réponse. Sa déambulation « à l’aveugle » dans Auschwitz-Birkenau et son évocation, « le cœur serré », des fleurs qui éclosent à l’endroit exact des fosses de crémation m’ont mieux fait comprendre de quel ressort était le malaise que je ressentais devant l’œuvre des micro-organismes, des champignons et des vers de terre. Il n’était pas possible de s’extasier devant ce phénomène qui, pourtant, était également source de consolation.

Claire Angelini, Yannick Haenel, Drancy la Muette, Paris, éditions photosynthèses, 2013, p. 40.

« C’est une évidence : le passé ne passe pas – il n’en finit pas de s’accumuler : son trop-plein habite notre mémoire autant que notre oubli ; il colonise nos refoulés, vient hanter ce que l’on cache. Politiquement, le pire n’accouche que de blocages. »

Cette constatation de Yannick Haenel après sa visite à la cité de la Muette (ex-camp d’internement de Drancy) résume le mal-être existentiel et politique de notre génération. Mais, parce que j’ai choisi le théâtre comme mode d’expression, je dois me révolter contre l’évidence qu’il décrit.

Si j’établis une analogie entre la reconquête végétale des sols bouleversés et la reconquête de la mémoire contemporaine, c’est parce que je cherche une issue au désespoir. Parce que je suis scénographe, mon approche de l’écriture théâtrale est textuelle et matérielle : des actions concrètes, des mouvements et des déplacements de matériaux sont aussi signifiants qu’un texte dit. Il s’agit donc de réunir du matériel textuel mais aussi visuel, sonore et « agissant » – j’entends par là du matériel avec lequel on peut travailler sur le plateau, avec lequel on peut dessiner, faire des tas, qu’on peut répandre ou détruire.

S : Ce « matériel pour le plateau » dont vous parlez, où allez-vous le chercher ?

AC : Dans mes déplacements, j’ai une grande contrainte : je n’ai jamais passé mon permis de conduire ! Ce fait, loin d’être anodin, a conditionné mon expérience du monde et le regard que j’en retire. Si je m’attache aux végétaux qui naissent dans les décombres, c’est parce qu’ils accompagnent mon chemin quotidien. Bien des lieux ne sont pas accessibles par bus : il reste alors à marcher le long d’axes routiers bordés, par intermittence, de zones à la végétation foisonnante.

→ Lire à ce sujet notre recension du livre d’Audrey Muratet, Myr Muratet, Marie Pellaton, Flore des friches urbaines, Paris, éditions Xavier Barral, juin 2017.

Remblais, abords de voies ferrées ou de canaux, friches. Ce sont des zones oubliées au milieu des infrastructures routières, ferrées, industrielles ou commerciales qui dessinent l’espace urbain des banlieues. Elles disent tout à la fois le bouleversement urbain de l’après-guerre, la déshérence contemporaine et la nature encore agricole du terrain au début du XXe siècle.

Les piétons y sont rares, j’en croise quelques-uns pourtant, et je constate dans ces zones des traces de passage ou d’occupation plus ou moins provisoire. Ainsi les végétaux qui y croissent m’évoquent les êtres humains qui fréquentent ces lisières de notre urbanité contemporaine – déplacés, sans-abris, vivant dans des conditions plus que précaires.

S : Comment, plus concrètement, accompagnez-vous les vicissitudes des personnages d’œuvres opératiques par la botanique ?

AC : Les recherches effectuées autour de Verdun ont trouvé une matérialisation scénographique dans les deux derniers spectacles mis en scène par Benjamin Lazar, La Traviata aux Bouffes du Nord et Pelleas et Mélisande à l’opéra de Mälmo.

Pelléas et Mélisande

→ À propos de Pelléas et Mélisande, voir le travail de la scénographe Chantal Thomas.

La forêt de Pelleas et Mélisande est une forêt de pins et Mélisande meurt dans une mare qui ressemble beaucoup à un trou d’obus ! La visite que j’avais faite du Skogskyrkogården de Stockholm m’avait également beaucoup influencée. Le fond photographique de la scénographie est issue de cette visite et représente la forêt-cimetière suédoise.

Le Skogskyrkogården de Stockholm.

Dans la Traviata, nous avons beaucoup cherché du côté des matériaux horticoles comme les camélias qui sont des fleurs de serre et de pépinières produites en série, avec de nombreux cultivars. Le grand tulle – qui sert à la fête de la première partie, accompagne tout le déroulé et se referme sur Marguerite à la fin – est un voile servant à l’origine à protéger les arbres fruitiers. De même, tout le mobilier est inspiré des tables et éclairages des serres. J’ai donc proposé à Benjamin Lazar de visiter les serres du jardin botanique de Copenhague : nous avons ainsi pu nous mettre d’accord sur un vocabulaire commun pour les fleurs et mousses qui viennent occuper le plateau.

La Traviata.

Peu avant le début des répétitions, je me promenais dans le parc de Saint-Cloud et j’ai croisé un grand chêne malade qui était tombé au travers d’une des allées. J’ai demandé à la chef jardinière s’il était possible de le découper : nous avons ramené des fragments de son tronc et de ses branches dans le décor.

Parc de Saint-Cloud

S : Terminons notre excursion dans le paysage morbide avec une incursion botanique dans la grande tragédie verdienne : Violetta, la protagoniste vouée à la mort, porte le nom d’une fleur, symbole de sacrifice. Comment avez-vous restitué au grand public ce langage végétal symbolique ?

AC : La campagne où Violetta et Alfredo viennent cacher leur amour est symbolisé par un jardin de fleurs dans des vases que l’héroïne rapproche autour d’elle au moment de sa mort.

Nous avons « jardiné » cette image avec Judith Chemla, interprète de Violetta, et Benjamin Lazar : petit à petit, nous avons compris que ce jardin merveilleux était aussi factice que les fleurs des loges de comédiennes. L’idée des fausses fleurs est donc arrivée « naturellement » : qu’y avait-il de mieux que des fleurs artificielles pour évoquer en même temps la joie de vivre des fleurs des champs et la prostration morbide des fleurs déjà fanées ?

Crédits images : Pelleas et Mélisande, 1ère photographie : © Malin Arnesson ; La Traviata : © Pascal Victor ; Vénus et Adonis : © Philippe Delval.

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