De sa première apparition jusqu’au re-questionnement du concept, Gilles Clément nous livre un condensé de réflexion autour de la notion de jardin.
Gilles Clément est à la fois un jardinier-paysagiste de terrain et un penseur philosophe et humaniste. Ses nombreuses expériences, ses voyages et ses rencontres irriguent sa réflexion et son regard sur le monde. De manière très imagée et didactique, il a profondément renouvelé l’approche contemporaine du paysage au travers de trois concepts majeurs : le jardin planétaire, le tiers paysage et le jardin en mouvement. Le concept de jardin planétaire prend note de la responsabilité de l’humanité face à la finitude écologique de la planète : l’homme en tant qu’être conscient de son action sur la biosphère, doit chercher à exploiter la biodiversité sans la détruire, à la manière d’un jardinier. Le jardin planétaire nous invite à considérer la Terre comme un jardin dont l’homme fait entièrement partie.
Dans son dernier livre, une Brève histoire du jardin édité chez JC Béhar, c’est justement ce rapport de l’homme au monde qui est abordé à travers la lecture de l’évolution des jardins. Cet essai d’une centaine de pages est moins une histoire des jardins au sens strict du terme, comme le serait par exemple le livre les Jardins de Michel Baridon [1], qu’une réflexion itérative sur ses diverses manifestations et ses significations culturelles, du "premier jardin" jusqu’à la remise en question du concept lui-même : le "dernier jardin".
Entre ces deux extrémités, Gilles Clément nous propose différentes conceptions du jardin, par une série d’exemples issue de ses propres voyages. L’intérêt du livre réside dans une classification originale, moins stylistique ou chronologique que thématique : "le jardin vertical", "les jardins de la nuit", "le jardin des astres". L’auteur nous livre une série d’hypothèses séduisantes, notamment en ce qui concerne sa première manifestation. Quel est donc ce "premier jardin" que nous propose Gilles Clément ?
"Les nomades ne font pas de jardin" nous dit-il, ils puisent directement dans les ressources de leur territoire (le premier jardin planétaire ?). Au cours d’une exploration chez les Pygmées – une des ultimes sociétés nomades de la planète – l’auteur découvre le "premier jardin". "Sans doute le plus maigre, le plus initial que j’aie jamais vu. Le plus fort aussi". Le campement qu’il visite est en réalité une première tentative de sédentarisation. De cette expérience, il conclut que "le premier jardin est celui de l’homme ayant choisi de faire cesser l’errance". Le premier jardin ne fait donc pas référence à un lieu précis, ni à une certaine qualité formelle, mais à la manifestation d’un nouveau rapport au monde : le passage du nomadisme à la sédentarisation. "Le premier jardin de l’Histoire n’est pas celui des livres d’Histoire, mais de l’histoire des peuples qui au cours des temps – quelle que soit l’époque – ont cessé leur activité nomade pour se fixer en un point de leur territoire".
Fonction de production
Une deuxième pensée arrive en écho : "Le premier jardin est vivrier. Le jardin potager est le premier jardin". Par cette hypothèse, Gilles Clément remet en question l’idée classique que l’on se fait de l’invention du jardin comme répondant à des besoins de loisir, d’agrément et de représentation. "[le jardin potager] est intemporel car non seulement il fonde l’histoire des jardins, mais la traverse et la marque profondément dans toutes ses périodes". Pour appuyer cette idée, Gilles Clément, rappelle alors la place accordée aux végétaux nourriciers dans les jardins de Thèbes, les terrasses de l’Alhambra, ou encore le potager du roi, décrit comme le "plus technique et le plus performant des jardins de Versailles". Doit-on alors comprendre que la fonction de production – qu’elle soit vivrière, horticole, forestière… – a toujours été plus fortement liée à l’espace du jardin qu’on ne veut bien le dire ? Gilles Clément continue : "ces exemples traversent les temps et nous amènent jusqu’à la fin du XIXe siècle où la société pudibonde cache son labeur, son sexe et ses misères. Elle dissimule son potager derrière de hauts murs, elle a honte de son astreinte à la terre, elle se détourne des gestes ancestraux et du travail manuel". C’est tout un rapport de distanciation entre une société et sa terre qui se dégage de ce revirement au XIXe siècle et qui explique peut-être pourquoi aujourd’hui l’histoire du jardin "préfère les formes et les grands gestes architecturaux ayant laissé une trace surprenante et indiscutable du génie humain", plutôt que d’aborder la question du temps : "le temps qui permet l’installation au sol, la rencontre entre les êtres vivants, l’hybridation et la naissance de l’imprévisible".
Le jardin comme pratrimoine ?
Pour l’auteur, le jardin est bien un milieu vivant. Il n’est jamais figé, jamais immuable, à l’image de la biosphère. Cette constatation pose de nombreuses questions sur notre attitude contemporaine face au jardin, et notamment celle du patrimoine. On ne garderait du jardin que son image, son apparence formelle que l’on voudrait préserver à jamais, sans tenir compte des évolutions des techniques et de la société. Gilles Clément prend exemple sur le potager du château de La Roche-Guyon, où il travaille depuis plusieurs années sur sa réhabilitation. Une question se pose : du temps des jardins de la Renaissance, la main d’œuvre peu coûteuse et nombreuse permettaient un entretien constant des allées et des parterres, cette dépense d’énergie humaine, impensable aujourd’hui, doit-elle pour autant être remplacée par la "chimie dévastatrice" afin de maintenir coûte que coûte le dessin impeccable du jardin ? Le désir de préserver une image figée dans le passé oblitère le sens initial et la fonction de ce potager. "On nous livre le jardin de l’Histoire sans nous livrer les jardiniers qui vont avec". Que dirait aujourd’hui le Duc de La Rochefoucault, initiateur de ce jardin, "celui dont le souci humaniste le conduisait à prévoir un lieu de production et d’innovation jardinières à destination du peuple environnant" ? La préservation patrimoniale du jardin consiste-t-elle à recopier la forme initiale, même vidée de son sens, ou à réactualiser le sens originel sous une forme contemporaine ? Si la première option est largement en vigueur au sein des instances du patrimoine, Gilles Clément, à contre courant, défend la deuxième, dans le souci de remettre le jardin au cœur des problématiques sociétales actuelles. "Le jardin, fait d’éléments vivants en dialogue permanent avec le jardinier, suppose une co-évolution permanente des êtres de nature avec les humains concernés. Par tous les angles d’approches, on mesure combien le jardin se rend incompatible avec la notion de musée".
Visions du monde
Au XVIIIe siècle, nous rappelle Gilles Clément, la vision romantique occidentale a remis en cause la conception de la nature dominée par l’homme. Entre jardin classique et jardin romantique "deux paysages, deux visions du monde. Ici, on maîtrise la nature, ici on l’accommode". Pourtant, "il n’est pas encore question de la laisser tranquille". Le jardin romantique reste en effet, derrière son aspect naturaliste, très maîtrisé et mis en scène. Il reste toujours une image de la nature et non la nature elle-même.
C’est par la découverte des jardins verticaux asiatiques que Gilles Clément tente de sortir de la notion d’image. "La force d’un tel jardin vient de ce qu’il ne se trouve jamais contenu dans une enveloppe formelle sujette aux conventions, aux repères et au style d’une époque. C’est un jardin mental, capable d’intégrer les violences de la modernité sans perdre son unité". Le jardin vertical asiatique s’inscrit dans "la complexité d’une construction physique et métaphysique répondant à une cosmogonie où se joue l’équilibre yin-yang". Rien à voir avec les jardins verticaux occidentaux ; par exemple celui du quai Branly qui à l’inverse reste dans cette dimension d’ornement.
Les parties suivantes du livre prolongent cette lancée à travers d’autres aspects du jardin comme par exemple les jardins de la nuit : "les grottes, les cavernes, les cryptes, les lieux enterrés sous le jardin mais faisant partie de lui", ou encore les jardins faisant le lien entre les astres et le vivant. On voit que l’auteur s’attache à nous livrer encore et toujours des aspects originaux et peu habituels de l’histoire du jardin.
Pensées de la terre
Au cours d’une expédition en Australie, Gilles Clément fait la connaissance des aborigènes à Lockhart River. Il s’interroge : "existe-t-il un art aborigène des jardins ?" Il demande, pose la question, cherche. "Il n’y a pas de jardin". Trente ans après sa rencontre avec les Pygmées, il découvre un peuple sédentarisé depuis plus d’un siècle qui n’a engagé aucun travail de la terre, et s’en étonne. C’est la découverte du "dernier jardin".
Il faut pour comprendre digresser un temps et s’intéresser au rapport qu’ils entretiennent avec leur territoire, que Gilles Clément illustre par un poème aborigène, "le Secret du Rêve". Dans cette culture, la création du monde est due au rêve de l’Esprit de Vie. Ce rêve, dont le secret est transmis d’animal en animal, est à l’origine de toute chose. Mais les animaux se contentent de rêver sans en avoir conscience jusqu’à ce que le kangourou le transmette à l’homme, qui comprit le rêve de la création du monde. Dans la culture aborigène, l’homme se place donc à l’intérieur de la création du monde, dans le monde. Il en a aussi la responsabilité puisqu’il est le seul animal à avoir compris le secret de sa création, le secret du rêve. Dans ce poème, un deuxième élément vient s’ajouter au premier : l’Esprit de Vie fatigué de son rêve, et à sa suite tous les animaux, entre dans la terre pour se reposer. On comprend alors la dimension sacrée de la Terre, "comment labourer, ouvrir la terre, la blesser sans atteindre l’Esprit qui s’y repose ?". Dans cette culture, il n’y a pas de jardin au sens où nous l’entendons : le territoire entier est un jardin. Les tribus en récoltent les ressources mais en ont également la responsabilité. Gilles Clément rejoint par son analyse les pensées du philosophe J. Baird Callicott dans Pensées de la terre qui note que "plus que n’importe quel autre peuple sur la planète, les Aborigènes australiens ont élaboré leur sentiment du soi en lien étroit avec le sens du lieu" [2] .
Si Gilles Clément s’attarde longuement sur ce peuple, c’est que la connaissance du Rêve de Toute Vie amène à une "prise en compte de l’ensemble du vivant dans les actions humaines". Une prise en compte qui fait écho aux problématiques écologiques actuelles : "s’il semble possible de parler de non-jardin […] c’est que la question posée par le Secret du Rêve rejoint celle des jardiniers frappés d’écologisme où l’espace du jardin, pris au sens ordinaire du terme, ne correspond plus à la réalité des échanges de vie tels que l’écologie les dévoile".
Le jardin dans sa définition classique ne peut pas exprimer la nécessaire révision de notre rapport au monde au vu des enjeux écologiques de notre siècle. L’humanité – consciente de la finitude écologique de la planète et de la responsabilité de l’homme face à l’entretien de la biosphère – ne peut plus se rattacher au référent symbolique du jardin, depuis que l’écologie moderne a démontré que les échanges biologiques ne sont pas confinés à un espace clôt, mais influent sur l’ensemble de l’écosystème planétaire. Le concept de jardin planétaire viendrait à la fois initier l’histoire du jardin – "le territoire de chasse et de cueillette de l’humanité primitive" – et la clôturer.
"Il n’y a pas de jardin, il y a la Terre", telle pourrait être la conclusion d’une Brève histoire du jardin.