Limen
Lani Maestro

Article écrit par Lise Lerichomme. Images : © Lani Maestro.

Comment parvient-on à la commande d’une œuvre auprès d’une artiste philippino-canadienne lorsque l’intention de départ était la valorisation d’un paysage industriel ? Sans doute par l’étroite collaboration de personnes conscientes de leur intérêt à œuvrer ensemble. Inauguré en 2014, Limen est un geste artistique qui prend forme entre la sculpture monumentale et l’abri de jardin.

Au milieu d’un vaste espace ouvert, l’artiste Lani Maestro propose au visiteur l’expérience d’un cheminement sur une passerelle en bois brut. La sculpture est symboliquement installée entre la cité, la cantine et le site de production de l’ensemble Bataville, à proximité d’un chemin qu’empruntaient certains ouvriers pour aller travailler jusqu’à la fermeture de l’usine en 2002. Et même si la voie pédestre s’inscrit dans le paysage complexe d’un site industriel à l’imaginaire encore à vif, les lieux bénéficient aujourd’hui d’un regard renouvelé. Ainsi, par l’action Nouveaux Commanditaires proposée par la Fondation de France, des acteurs disposant de compétences et d’intérêts très variés se sont concertés pour penser ensemble la mise en évidence de l’importance du site de Bataville et de son histoire, en invitant Lani Maestro à faire œuvre pour et avec eux.

Redéfinir un territoire industriel en milieu rural

Paysage Industriel, Huit commandes d’œuvres dans le cadre du projet de coopération interparcs et de l’action Nouveaux Commanditaires initieé par la Fondation de France, Dijon, Les Presses du Réel, 2015.

Penser le paysage industriel et constituer un véritable laboratoire de territoire, voilà les deux enjeux à l’origine de l’action Nouveaux Commanditaires au sein du Parc Naturel Régional de Lorraine. Le programme interparcs « Paysage Industriel » avait pour volonté de se saisir de l’histoire industrielle, de son impact sur le paysage et les populations concernées pour valoriser un élément patrimonial souvent occulté.

Entretien avec Sandrine Close, responsable du service ingénierie culturelle et transfrontalière, PNR, 10/2016.

Comme le précise Sandrine Close, alors en charge du projet pour le PNR de Lorraine, la conservation et la transmission d’un paysage régional passe aussi par celles des zones urbanisées ou industrialisées, loin du folklore identitaire d’une paysannerie éternelle. C’est donc la représentation des paysages industriels qui sera au centre du projet réunissant quatre Parcs naturels régionaux français dès 2009.

Mais il faut avancer jusqu’à l’ouverture du site lors des Journées européennes du patrimoine en 2012 pour saisir l’appétit du public pour des espaces et des bâtis souvent délaissés par les anciens ouvriers qui y travaillaient. Alors que 3000 personnes manifestent leur curiosité pour le site en un seul week end, il devient évident qu’il faut désormais suivre l’intuition de Ghislain Gad. Le président de l’association patrimoniale La Chaussure Bataville œuvrait déjà depuis plusieurs années pour la promotion d’un point de vue inédit sur l’architecture fonctionnaliste et son cadre.

Entretien avec Ghislain Gad, président de l’Association La Chaussure Bataville, octobre 2016.

Afin de ne pas figer la cité Bataville entre fantasme et oubli, germe l’idée collective d’un parcours qui rende lisible l’organisation des espaces entre travail et vie. Il faut réussir à embrasser le gigantisme du site lorrain et faire comprendre la logique de sa structure éparse pour mettre en dialogue l’histoire et le devenir de la cité.

La rencontre des acteurs

Cheminer ensemble ne se fait pourtant que dans la cohabitation de stratégies individuelles. Comme souvent, celles-ci concordent rarement, puisque chacun défend un point de vue et des envies pour le devenir de la cité, qu’il soit élu, ancien employé de l’usine ou propriétaire d’une partie des bâtiments. Pour autant, les rencontres régulières, les échanges et les propositions font peu à peu naître l’idée d’une forme inédite d’action artistique sur le territoire lorrain, celle de la commande citoyenne.

En lieu et place de la résidence artistique pensée initialement, Valérie Cudel, alors en charge de la direction artistique au sein de l’association À Demeure, évoque le Protocole des Nouveaux Commanditaires, et présente au comité de pilotage les modalités de cette commande citoyenne imaginée par François Hers en 1990.

Paysage Industriel comportait un volet d’observation scientifique, pour lequel des anthropologues tels Mickael Théodore ont mené des « Mission d’observation et d’analyse du projet de coopération interterritoriale paysage industriel » voir Paysage Industriel, op.cit., p. 120.

Séduit ou sceptique, chaque acteur-réseau investi dans le protocole est essentiel à l’équilibre de l’ensemble, « système de relation plus complexe qu’une simple succession de dyades. » Alors, la commande se précise et est définie avec attention par les commanditaires, scrupuleux dans leurs envies et besoins. Il s’agira donc d’une œuvre pérenne, et Ghislain Gad et les anciens batamen Jean-Paul Leroy, Jean-Paul Kohler et Gérard Kelle, qui sont aussi élus locaux, passent d’une envie un peu vague à une idée précisément définie.

Selon les termes exacts du contrat de commande d’œuvre de préfiguration d’avril 2013.

Ils veulent donc un « parcours qui fasse signe dans l’espace urbain. »

Entretien avec Valérie Cudel, directrice artistique du programme Paysage industriel et médiatrice pour la mise en place du Protocole des Nouveaux Commanditaires sur les huit sites du programme, octobre 2016.

Médiatrice, Valérie Cudel suggère rapidement le travail sensible de Lani Maestro, qui a déjà travaillé à des installations sonores telle GunGone en 2007 au MARCO de Vigo, en Galice. Par cette forme, l’artiste est parvenue à dire le passé lourd d’un lieu à l’architecture panoptique. Pour ce faire, elle a utilisé les voix hypothétiques d’anciennes prisonnières politiques qui l’ont occupé avant qu’il ne devienne un musée d’art contemporain. Il est désormais plus facile pour les commanditaires d’imaginer quel geste poétique elle pourrait concevoir pour une cité-usine à l’architecture post-fordiste.

Un passage entre cité et usine

Commence alors l’échange entre les acteurs-réseau. La Synagogue de Delme, sa directrice Marie Cozette, et son régisseur Alain Colardelle se font relais d’expertise lors des venues régulières de l’artiste. Lani Maestro ressent elle le besoin de cheminer longuement et d’explorer la structuration particulière du lieu. Les commanditaires guideront celle-ci sur le terrain et lui offriront l’occasion de rencontres avec les habitants de la cité, les batamen, et le club des anciens. L’impatience des Lorrains est aussi forte que les échanges avec l’artiste sont riches.

Comme souvent, le protocole exige un temps étiré, propice à la construction lente d’une réponse adaptée aux exigences des commanditaires-citoyens. Attentive à la « présence tranquille » de l’endroit, Lani Maestro prend acte de sa métamorphose, de la végétation qui s’y immisce, de la rouille qui s’y installe. Elle réagit en particulier au contraste saisissant qui divise l’imaginaire d’une communauté harmonieuse et rythmée et la réalité d’un site immobile qui manifeste sa « résistance à l’accélération du temps qui mène notre monde social ». Mais elle perçoit surtout que l’image glorieuse de la firme est encore vive dans les esprits et que les paroles et souvenirs associés à sa fermeture sont trop douloureux pour être manipulés.

Lani Maestro, Notes pour Limen, mars 2013, ainsi que les citations précédentes.

Dans un deuxième temps de réflexion, l’artiste oriente sa proposition vers un geste artistique à la présence monumentale. Les commanditaires comme les partenaires découvrent avec surprise cette passerelle de quarante mètres de long. C’est sans compter l’attention extrême de l’artiste à l’environnement et à l’identité de Bataville. Elle seule pouvait oser affirmer « la sensualité intelligente de la vie » face à un « formalisme esthétique basé sur un travail manuel rythmique et répétitif ».

Ce sont donc les déplacements des ouvriers, à vélo ou à mobylette vers l’usine le matin, et à pied vers la cantine le midi, qui ont présidé au choix de l’emplacement, de la forme et du titre de cet abri, dont l’allure se situe quelque part entre le banc, le pont et le passage.

Arnold, Van Gennep, Les Rites de passage : études systématiques des rites…, Paris, Emile Nourry, 1909.

Car c’est de liminalité que se nourrit cette œuvre, cette étape du rituel précisément située entre l’étape initiale et l’étape finale. Identifiée par l’anthropologue Arnold Van Gennep, cet état transitoire est un passage entre deux moments d’un rite, souvent initiatique.

De façon précoce, l’artiste philippino-canadienne avait saisi avec acuité les perspectives impensées d’un site qui cherchait encore ses orientations futures. Le renversement des hiérarchies habituelles permis par Limen a fait que des commanditaires-citoyens décident de l’avenir d’un site voué initialement au paternaliste et au fonctionnaliste. Depuis, l’action répétée des Nouveaux Commanditaires à Bataville, avec la présence de L’Université Foraine, puis de Liliana Motta et du Laboratoire du Dehors a prouvé que Lani Maestro était parvenue à transformer le regard vers ce paysage industriel grâce à un treillage de bois brut qui lui donnait l’apparence d’un jardin.

Images : © Lani Maestro, {Limen}, 2014, bois, béton, 40 x 2,50 x 4 m. Une œuvre réalisée dans le cadre du projet de coopération interparcs, Lorraine, Pilat, Monts d’Ardèche, Vercors sur la question des Paysages Industriels et de l’action Nouveaux Commanditaires proposée par le Fondation de France. Médiation, production : Association A Demeure en collaboration avec le Centre d’art La Synagogue de Delme. Commanditaires : Des élus de la commune de Moussey, d’anciens salariés des usines Bata, Ghislain Gad de l’association La Chaussure Bataville.

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