Au panthéon de la modernité, Pier Luigi Nervi (1891-1979) est Amphion : dompteur-charmeur de béton armé. Porte-mine en guise de flûte, il fit se dresser des halles, des stades et des hangars tous remarqués – notamment pour la géométrie de leurs structures, leurs nervures. Savant orchestrateur de chantiers, il déposa de nombreux brevets de voûtes et de coupoles divisées en éléments préfabriqués. L’ingénieur italien s’impose aujourd’hui comme une figure incontournable de l’histoire de l’architecture du XXe siècle.
Le récent ouvrage d’Alberto Bologna, Pier Luigi Nervi ou l’art de la structure (PPUR, 2013), montre cependant qu’il en aurait sûrement été autrement sans l’intervention d’Alberto Sartoris (1901-1998).
Si cet architecte italo-suisse n’a pas bénéficié d’une postérité comparable à celle de Nervi, si son œuvre n’a pas connu un tel rayonnement, il n’en est pas moins illustre. Futuriste proche de Marinetti puis cofondateur des CIAM et membre de l’UAM, c’est l’un des plus fervents partisans du Style international. Prosélyte acharné, passeur, son principal canal fut la photographie. En effet, entre 1920 et 1950, cet insatiable collectionneur se fit envoyer plus de 8200 clichés. À partir de ce fonds exceptionnel, il élabora plusieurs anthologies – à commencer par Gli Elementi dell’archittetura funzoniale (1932) et l’Encyclopédie de l’architecture nouvelle (1948) – qui contribuèrent largement aux riches heures de certains concepteurs : Le Corbusier, Walter Gropius, Oscar Niemeyer, Luis Barragán et bien entendu Pier Luigi Nervi.
C’est en 2003, avec Photographie et architecture moderne : la collection Alberto Sartoris (PPUR), qu’Antoine Baudin mit au jour cette « activité impénitente de propagande et d’entremise culturelle », livrant une étude globale de ce vaste « corpus de référence pour les militants de la modernité ». Avec Pier Luigi Nervi ou l’art de la structure, Alberto Bologna prend le temps de détailler exclusivement la relation Nervi/Sartoris qui s’établit entre 1941 et 1963. Dans un admirable petit album photographique (on ne peut pas ne pas saluer la finesse de sa mise en page), il analyse de manière chronologique leur correspondance et leurs publications mutuelles.
Qu’est-ce qui motive l’ingénieur à faire parvenir les images de ses bâtiments à Sartoris ? Et quelles images en particulier ? Quels intérêts trouve l’architecte à les collecter et les diffuser ?
Ce sont ainsi de complexes stratégies de promotion et une véritable logistique de la photographie d’architecture qu’Alberto Bologna met en avant.
Celui-ci montre tout d’abord comment la médiatisation du Stade de Florence construit en 1933 contribua « à faire de ce simple propriétaire d’une entreprise de construction, un architecte-ingénieur de renommée internationale ». Bien conscient des « effets promotionnels » de Sartoris, Nervi multiplia ensuite ses envois. En avril 1943, il lui fait parvenir les images d’un bateau dont la coque de douze millimètres d’épaisseur seulement est réalisée en ferrociment : il vient de breveter le procédé et cherche assurément à le diffuser de manière retentissante.
Si André Bloc, Arthur Drexler et Ada Louise Huxtable recevaient les mêmes images, c’est bien parce que l’ingénieur italien – tout autant sinon plus que ses confrères contemporains – portait une grande attention à la publication de ses travaux. Il donnait effectivement à ses photographes des « consignes strictes sur les éléments à mettre en avant et les points de vue à adopter, contrôlant par là l’iconographie de son œuvre ». Alberto Bologna s’essaye ainsi à de difficiles exercices de traçabilité et l’on découvre par exemple que les photographies des hangars pour avions militaires d’Orvieto que Sartoris reçoit en 1935 sont publiées en 1938 dans la prestigieuse revue américaine Architectural Record, alors que ceux-ci ont été commandés par Mussolini himself ! L’auteur révèle également que Sartoris diffusait encore, après guerre, les images de certains bâtiments de Nervi détruits intégralement par les bombardements.
Les échanges entre les deux hommes se raréfient au fil du temps et s’épuisent complètement au début des années 1960. D’une part, tente d’expliquer Alberto Bologna, « les bâtiments projetés par le Studio Nervi ne retiennent plus l’attention de Sartoris qui, peut-être, les considère comme le produit commercial d’un assemblage répétitif et non innovant de motifs formels » ; d’autre part, « au faîte de sa renommée, Nervi […] s’active professionnellement dans le monde entier et ne juge plus utile de cultiver les relations intellectuelles […] qui lui avaient apporté quelques années auparavant visibilité et gloire ». En d’autres termes, Nervi en orbite, le lanceur Sartoris pouvait se concentrer sur d’autres satellites.
Dès lors, cet ouvrage initie, on l’espère, toute une collection d’albums photographiques monographiques de ce genre. Chercheurs, à vos marques...
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Alberto Bologna, Pier Luigi Nervi ou l’art de la structure : Photographies de la collection Alberto Sartoris, Archimages, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013.