Le Journal scolaire
Célestin Freinet

Célestin Freinet, Le Journal scolaire, Éditions de l’École Moderne Française, Coopérative de l’Enseignement Laïc, Cannes, 1967.

Nous inaugurons avec ce cher Célestin la rubrique Documents : extraits choisis de (beaux) textes fondateurs, éclairants au vu des questions abordées dans la revue. Aujourd’hui, Le Journal scolaire, publié en 1967 aux Éditions de l’École Moderne Française. Bonne lecture !

« L’École traditionnelle commençait ses constructions par la charpente et par le toit, pour aller plus vite et mettre très tôt à l’abri les usagers. Elle leur apportait du préfabriqué qu’elle s’évertuait à ajuster et à consolider. Mais l’édifice était évidemment fragile et branlant ; il était à reprendre à la base par quiconque prétendait atteindre à la culture. Nous partons, nous, de cette base, de ces fondations parfois longues à sortir de terre, mais inébranlables et définitives. [...]

Des milliers de Journaux scolaires méthode Freinet sont régulièrement édités en France et à l’étranger. Leur recueil constitue la plus imposante et la plus riche des collections de textes libres existants à ce jour. Leur importance en France a été récemment authentifiée par une loi spéciale qui accorde aux Journaux scolaires méthode Freinet l’autorisation de circuler au tarif réduit des périodiques. [...] Mais que sont ces textes libres ? D’où viennent leur intérêt et leur originalité, leur portée scolaire aussi ? [...]

Si la rédaction n’a pas d’autre aboutissement dans vos classes que les corrections et la note que vous lui décernez, si vous êtes persuadés que l’enfant ne peut ni penser ni créer par lui-même et qu’il ne peut se nourrir que de vos richesses, vous obtiendrez de lui des “devoirs”, mais jamais des “œuvres” susceptibles de témoigner en faveur d’une personnalité. Ce n’est pas avec ces rédactions classiques, même parfaites, que vous pourrez faire vivre un journal scolaire.

L’enfant, dans nos classes, raconte et, plus tard, écrit librement ce qu’il éprouve le besoin d’exprimer, d’extérioriser, de communiquer à son entourage ou à ses correspondants. Il n’écrit pas n’importe quoi. La “spontanéité” sur laquelle on a tant discuté, ne saurait être, à nos yeux, une formule pédagogique. L’enfant s’exprime dans le cadre d’un milieu qu’il nous appartient de rendre au maximum éducatif, pour des buts que nous devons inscrire dans nos techniques de vie. [...] Le texte libre choisi par vote à mains levées, est mis au point collectivement, tant pour ce qui concerne la vérité du contenu que dans sa forme syntaxique, grammaticale et orthographique. L’œuvre qui est alors donnée aux petits imprimeurs est le résultat de notre méthode naturelle de travail qui respecte la pensée enfantine mais apporte son aide technique en attendant que l’enfant soit en mesure de voler de ses propres ailes et de nous apporter des textes et des poèmes que notre intervention ne serait que déflorer. [...]

Même dans les écoles qui ne possèdent aucun moyen de polygraphie, vous pouvez réaliser déjà un embryon de journal qui sera le premier pas sur la voie nouvelle.

Lorsque le texte est mis au point au tableau, l’enfant le copie non sur son cahier de classe, mais sur une feuille 13,5 × 21. Il peut même, s’il travaille avec son stylo-bille, placer une feuille de carbone et obtenir d’un seul coup deux ou trois copies. L’une de ses feuilles restera dans le livre de vie de l’enfant ; l’autre sera destinée aux correspondant et intégrée à cet effet au journal scolaire. Si vous avez vingt élèves écrivant normalement, vous aurez ainsi, de chaque texte, outre les pages personnelles, vingt pages pour le journal scolaire. L’établissement de ces pages sera ainsi motivé.

La copie ne sera plus “un devoir” mais participera d’une œuvre collective pour laquelle nous retrouverons dans une certaine mesure l’art des copistes du Moyen- ge, avec ses enluminures et ses illustrations. Et c’est recréer le texte et se l’approprier que de lui donner ainsi une forme personnelle avec des dessins originaux qui le complètent et l’enrichissent d’une nouvelle vie.

En fin de mois, vous placez les pages ainsi reproduites sous une couverture spéciale illustrée. Le journal sera prêt à partir. Il circulera dans le village et servira d’échange pour les correspondants. [...]

Vous achèterez pour quelques centaines de francs des outils à graver le lino. Vous vous procurerez du lino et, en vous référant aux conseils donnés dans la brochure d’Éducation Populaire numéro 11 : La gravure du lino, vous graverez les meilleurs dessins illustrant les textes. Il vous sera facile alors de tirer vingt à trente exemplaires de ce lino gravé et vous aurez ainsi, automatiquement, une belle illustration pour votre journal scolaire manuscrit. [...]

Si par manque de fond vous ne pouvez pas encore aborder l’imprimerie, employez le limographe. Dans les appareils à polycopies ou à alcool, l’original est écrit avec une encre spéciale qui laisse des particules jusqu’à épuisement sur les feuilles tirées. Le principe du limographe est différent.

Avec une lime (ou une cello-lime, ersatz de lime, en celluloïd) ou à la machine à écrire, on perfore un papier spécial indéchirable : le stencil. Avec un appareil spécial, le limographe, on passe un rouleau encré sur le stencil perforé. L’encre traverse les perforations et vient se déposer sur le papier que vous aurez posé au-dessous. C’est le principe de la Ronéo ou de la Gestetner avec lesquelles on tire les circulaires que vous recevez. [...]

La composition à l’imprimerie, dit-on, est lente et fastidieuse. Il faut, après avoir reclassé méthodiquement les caractères, constituer les mots lettre à lettre et le texte ligne à ligne, tandis qu’une seule personne grave en quelques minutes ou tape un stencil qui permettra le tirage presque instantané d’une centaine d’exemplaires. Et pourtant, dans la pratique, on ne se lasse jamais d’imprimer et les adultes se laissent prendre aussi à la minutie une technique qui permet la transcription en une forme magnifiée et définitive des textes auxquels on veut donner vie et harmonie.

L’enfant qui compose un texte le sent naître sous sa main ; il lui donne une nouvelle vie, il le fait sien. Il n’y a désormais plus d’intermédiaire dans le processus qui conduit de la pensée ébauchée, puis exprimée, au journal qu’on postera pour les correspondants. Tous les échelons y sont : écriture, mise au point collective, composition, illustration, disposition sur la presse, encrage, tirage, groupage, agrafage.

C’est justement cette continuité artisanale qui constitue l’essentiel de la portée pédagogique de l’imprimerie à l’école. Elle corrige ce qu’a d’irrationnel en éducation cette croyance que d’autres peuvent créer pour nous notre propre culture. Elle nous raccroche aux gestes simples et primitifs, à ceux qui établiront les fondations sur lesquelles nous pourrons alors bâtir solidement. [...]

Nos journaux scolaires ne sont ni des copies ni des ersatz de journaux d’adultes. Ils sont une production nouvelle qui a désormais ses normes et ses lois, ses imperfections certes, mais aussi l’avantage historique d’ouvrir, pour la connaissance de l’enfant et la pratique de l’éducation de vie une voie dont l’avenir dira la fécondité.

[...] La forme et le contenu des journaux scolaires sont définis par le principe même de la méthode Freinet qui préside à leur élaboration. Le propre de cette méthode est de partir, non du désir, de la pensée ou de l’ordre adultes, mais de l’intérêt et des intérêts véritables des enfants, tels qu’ils sont exprimés dans les textes libres. L’éducateur lui-même ne saurait intervenir “directement” dans l’ordre et le choix des textes destinés à l’impression, ce choix étant fait par vote régulier dont les décisions échappent désormais à la stricte réglementation scolaire. [...]

Cela ne veut pas dire que nous ne devions tenir aucun compte des possibilités de présentation favorables. Nous l’avons déjà dit : nos textes libres ne sont pas seulement des productions spontanées. Ils sont fonction de la vie de la classe, des demandes des correspondants, du souci que nous devons avoir aussi de sortir un journal intéressant pour ses lecteurs, enfants et adultes. Nous sommes en présence d’une réalisation sociale qui déborde le cadre étroit des textes libres. Ce que nous redoutons, c’est que, dans certains cas, les exigences du journal scolaire nous engagent dans une nouvelle scolastique qui imposerait aux enfants des normes de travail et des formes d’activités qui ne s’inscrivent pas dans les processus d’évolution dont notre éducation doit avant tout se préoccuper. [...]

Un journal scolaire n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être au service d’une pédagogie scolastique qui en minimiserait la portée, mais à la mesure d’une éducation qui par la vie prépare à la vie. »

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