En paraphrasant ce bon Usul, on peut dire qu’il y a deux sortes de jeux vidéo. Ceux où il y a la guerre et ceux où il n’y a pas la guerre. Point de vue qui ne manque pas de vérité ni de piquant... On a toujours reproché aux éditeurs vidéoludiques d’abrutir nos petites têtes blondes de violence gratuite, à base de pixels sanguinolents.
First-Person Shooter
De mémoire de joueur (à peu près depuis la génération 8 bits), les jeux vidéo ne consistaient qu’à déplacer un plombier moustachu, de corpulence réduite, vers sa princesse kidnappée par un horrible gang de tortues. Pas de quoi crier au massacre virtuel, si ce n’est cette référence curieuse à ces champignons permettant de décupler la robustesse du personnage principal.
Il est facile de caricaturer l’univers vidéoludique des années 80. Les jeux changeront véritablement avec la révolution Wolfenstein 3D du studio ID, en 1992, mais surtout avec Doom en 1993. Tournant programmatique et technologique, John Carmack et John Romero (les patrons de Id Software) inventèrent un genre neuf, le FPS, pour First-Person Shooter. Un genre tout en poésie. La main tenant l’arme devient la seule excroissance visible du personnage incarné par le joueur. Mon flingue contre le monde.
La nouveauté venait de cette implication du joueur en vue subjective, tel le film de Robert Montgomery, Lady In The Lake, où le spectateur devient l’acteur. Ce procédé mis en place dans un jeu, en 3D temps réel, soumet directement le joueur à un univers subjectif frontal, qui va au delà du jeu en scrolling horizontal (la norme des jeux de plate forme) - et inévitablement mis au rang des jeux d’action, pour un maximum d’immersion.
Duke Nukem 3D (1996) ajouta le langage fleuri et une bonne dose de testostérone, Quake (1996) approfondira la révolution technique et Half Life (1998) la narration et l’immersion. Ces jeux mettaient en avant des univers bien burinés d’où allaient naître les grandes polémiques sur la violence et le rapport étroit entre fiction et réalité.
Il faut sauver le joueur Ryan
Paradoxalement, ce qui deviendra le genre le plus populaire des jeux vidéo ne restera qu’un procédé très marginal dans le cinéma.
Medal of Honor : Débarquement Allié (2002) mettra la grosse claque qu’il fallait pour rebooster le FPS. En ancrant le soft dans une réalité connue de tous : la Seconde Guerre mondiale, mais surtout en plein débarquement un certain 6 Juin 1944, MoH pour les intimes, devient la transposition vidéoludique la plus proche du cinéma hollywoodien. Il suffit pour s’en convaincre de revoir la scène inaugurale du film de Spielberg Il faut sauver le soldat Ryan.
Suite à un désaccord entre l’éditeur (Electronic Arts) et le développeur (2015), des programmeurs claquent la porte du bureau pour monter leur propre boîte, du doux nom d’Infinity Ward, le papa de Call Of Duty, la licence la plus juteuse du monde culturel. Il faut comprendre le phénomène. La licence CoD (pour les intimes bien sûr) génère tellement d’argent que cela pourrait en être indécent. Cinq jours après sa sortie, l’épisode Modern Warfare 2 (2009) affichait un chiffre d’affaire de 550 millions de dollars, soit le plus grand lancement d’un produit culturel de l’Histoire. À titre de comparaison, le blockbuster fluo-zoophile de James Cameron engrangeait 200 millions de dollars pour sa première semaine d’exploitation.
Quelle est la recette magique qui fait d’un jeu "pro-militaire" une référence ?
On peut expliquer ce gain d’intérêt populaire par l’implication du joueur dans le jeu. La franchise poussera jusqu’au bout le principe hollywoodien de la mise en scène et l’art d’en mettre plein les mirettes. C’est ce qui fait sa marque de fabrique, et peut-être son plus gros défaut : le script. Car si il y a bien une chose qui est imprévisible, c’est la guerre. Dans CoD tout est prévu, le chemin tracé, impossible de déserter, il faut aller au turbin. Ce choix permet aux développeurs de gérer leur jeu comme un véritable film. Certaines actions ou déplacements activent un scénario.
L’imagination et le talent des développeurs proposent une grande variété d’évènements, souvent spectaculaires. Il n’en reste pas moins que CoD se veut un jeu grand public, dans la limite des 18+ (classement PEGI), et axe son gameplay sur l’arcade, et non la simulation. Certains puristes du FPS passeront leur chemin, pour se rabattre sur une autre licence, tout aussi spectaculaire, Battlefield. L’implication du joueur avec la réalité s’en retrouve finalement amoindrie puisqu’il suffit de rester à couvert quelques secondes pour retrouver toute se vitalité, et retourner en découdre, en tirant comme un épileptique.
Réversibilité des positions
Ce principe non réaliste, finalement propre au jeu vidéo, pourrait être une contradiction avec des jeux toujours plus réels visuellement. Mais il ne faut pas réduire la licence à son mode solo, qui se termine en à peine quelques heures, généralement 5 ou 6. Car CoD se joue principalement en multi-joueurs. Les FPS sont la catharsis du jeu en réseau, en dehors des MMORPG, et CoD la principale licence des jeux en ligne. La partie solo n’étant que le dessus de l’iceberg…
Si le solo invoque les valeurs de l’Occident et l’implication d’un militaire souvent américain, le multi-joueur inverse les camps selon les parties choisies. C’est la particularité du jeu vidéo que Mathieu Triclot définit comme la réversibilité des positions [1]. De même le jeu Counterstrike (2000), pionnier des FPS en réseau, fait passer le joueur du terroriste au contre-terroriste, sans forcément impliquer le joueur dans une identification quelconque. Il n’en a pas le temps de toute façon, et là ne réside pas l’intérêt des joueurs multi. Ici ne règne que l’univers du frag, de la déconfiture virtuelle que l’on pourrait rapprocher finalement plus du paintball que de l’amour de la mère patrie. Certains joueurs pro (oui il y a des tournois), n’hésitent pas à baisser le niveau de détails ainsi que les textures du jeu pour optimiser l’affichage et gagner en fluidité. On opte pour moins de réalisme mais pour plus d’efficacité.
Un jeu aura osé la grande parade militaire et le patriotisme dégoulinant. Dénommé America’s Army, il est proposé gratuitement sur le net en téléchargement - à la demande.
Le développeur n’est ni plus ni moins l’armée américaine.
En panne de recrue, elle n’a pas trouvé idée plus judicieuse que de créer un jeu dans lequel elle peut retrouver en un rien de temps les élites de la gâchette. Une initiative qui ne plait pas à tous et en particularité à certains vétérans de la guerre en Irak venus montrer leur mécontentement lors d’un recrutement à Saint Louis : « la guerre n’est pas un jeu ».
Le but de America’s Army est, sans équivoque, la propagande de l’armée. Aucune réversibilité des positions, seul compte le point de vue de l’armée américaine. Il est ici impossible de tuer un soldat américain, même en mode multi-joueur. Les joueurs ne contrôlent que des soldats qui se battent contre des terroristes. Le soldat US ne peut pas mourir.
« Jouer à un jeu, ce n’est pas simplement regarder un jeu ou lire le script. L’effet n’est pas le même et l’on aurait tort de croire que, dans la mesure où le jeu vidéo implique le joueur, il entraîne nécessairement un surcroit d’identification. Aussi cette première strate de discours, la plus semblable à ce que l’on trouve dans les autres médias, peut elle être brouillée dans l’expérience de jeu tournée vers l’action et les tâches à accomplir dans l’urgence plutôt que vers la réception d’un message, quand elle n’est pas tout simplement inversée ou neutralisée dans la pratique du multi-joueur ou du mod ». [2]
Les jeux vidéo sont conçus comme un média à part entière, où Call Of Duty serait le Platoon virtuel d’une nouvelle génération. Où l’expérience vidéoludique se voudrait le penchant actif du cinéma. Il ne faudrait y voir qu’un exutoire, une passerelle vers un défouloir ou des expériences inédites. De même que les jeux de notre enfance nous faisaient prendre des rôles sans parti pris idéologique, politique ou moral ; le gendarme contre le voleur, le cowboy contre l’indien, etc. On jouerait à CoD comme on jouait à la guerre. Essayer de trouver un message moral dans CoD reviendrait à chercher après le meilleur fromager corse dans les forêts de Sibérie. En cela l’aphorisme de Mc Luhan tombe à pont nommé : « The medium is the message. » [3]
Clic épileptique
Depuis une bonne dizaine d’années, les japonais ont perdu le monopole des jeux vidéo au profit des studios américains. Les productions se retrouvent injectées jusqu’à plus soif de cet « entertainement » cher aux buveurs de Budweiser. Que recherche l’américain moyen, voire l’homme occidental moyen ? Rien moins que :
L’aventure extrême sans danger, l’excitation totale sans l’angoisse et le frisson absolu sans la peur. [4]
« Toute l’Amérique se shoote sans crainte ni remords au fun [5], s’injecte allègrement dans les veines de grandes rasades d’attractions visuelles avec des seringues stérilisées qui ont la forme de lunettes spéciales pour voir en trois dimensions ou d’écouteurs stéréophoniques pour entrer en contact multisensoriel avec les baleines blanches. L’expérience des limites dans les limites de l’expérience, voilà la combinaison subtile concoctée par l’industrie du spectacle. Un délire de formes et de sensations, mais strictement conçu et contrôlé. » [6]
CoD réussit au même titre que les casinos de Las Vegas décrits par Bégout, à activer les sens des joueurs, à les distraire de ces abus de routine par le comblement du monde grâce au shoot frénétique, au clic épileptique de la gâchette virtuelle. Le jeu vidéo représente l’horror vacui du monde virtuel. Prendre un autre rôle que celui de sa vie pour quelques instants intenses et jouissifs. Les jeux de guerre ne seraient que des immenses grands huit électroniques.
Pour aller plus loin :
Lire notre article sur l’émulation