Images en lutte
Cinquante après, un nouveau pavé.

Article écrit par Jil Daniel.

Cinquante après, un nouveau pavé. On pourrait presque croire que c’est une cocasserie langagière qui a motivé les auteurs d’Images en lutte, catalogue de l’exposition éponyme présentée au printemps dernier dans l’enceinte de l’ex-ex-école des Beaux-arts de Paris.

Frappée d’un poing fermé, la couverture grise protégeant les plus de huit cent pages de l’ouvrage ajoute à l’analogie formelle. Il faudra cependant abandonner l’idée de vouloir se défendre d’une agression policière par un jet dudit livre, la couverture souple et la reliure fragile feront du tort à une trajectoire franche. Les pages alors éventées ne pourraient pas même servir à l’édification des masses argousines. Nous devrons donc nous restreindre aux modes d’usages les plus répandus pour appréhender cet ouvrage : posé sur une table, effeuillant les centaines de pages les unes après les autres. Un livre d’un tel poids, sans rigidité et avec une reliure qui cède, c’est d’un inconfort certain pour une lecture de rue, de canapé ou même de barricade, ce qui, en soi, n’est pas bien dérangeant, il y a d’autres livres plus adéquats pour ces situations-là.

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Catalogue, comme nous l’avons dit, d’une exposition sous-titrée « La culture visuelle de l’extrême-gauche en France (1968-1974) », le livre reproduit la quasi-totalité des pièces montrées dans ladite exposition. On y trouve donc une belle quantité d’affiches de l’Atelier populaire de l’ex-école des Beaux-arts de Paris, un nombre important de maquettes refusées du même atelier, des toiles et œuvres de l’époque réalisées par des artistes alors proches de l’extrême-gauche, des affiches, revues, journaux et photogrammes de films réalisés par d’autres trotskistes, maoïstes ou libertaires en France.

Cette compilation d’une aussi grande diversité de documents, datant tous d’une brève période qui intrigue fortement, représente donc une somme particulièrement intéressante. Quoi qu’on regrettera que le choix d’un papier de grammage léger (compréhensible pour un tel nombre de pages) implique la présence de fantômes dus à une forte transparence, ce qui est déplorable dans un livre d’images.

Outre la grande quantité d’images, il est appréciable que les articles et chronologies viennent contextualiser le corpus. Chose qui faisait cruellement défaut dans l’exposition. En effet, qui dit culture visuelle, dit étude du contexte des images, explicitation des mécanismes de production et des enjeux théoriques amenant à la création desdites images.

Le catalogue comble donc en partie cette lacune de l’exposition en portant à la connaissance du lecteur quelques discussions de l’époque sur les partis pris esthétiques et artistiques de certains des artistes d’extrême-gauche. Pour autant, la place centrale donnée aux artistes dans cet ensemble ne laissera pas de nous étonner. Pour illustrer, on peut se demander ce qui motive le fait d’intégrer la salle de Supports/Surfaces à la Biennale de Paris de 1971 dans ce corpus censé être représentatif de « La culture visuelle de l’extrême-gauche en France (1968-1974). »

A-t-elle été discutée dans des journaux généralistes gauchistes ? Son retentissement a-t-il dépassé le cadre des discussions entre artistes ?

* « à part quelques allusions, les congrès des organisations révolutionnaires ne font guère mention dans leurs thèses. » Emmanuel Wallon, « “Tout est politique, camarade, même l’esthétique !”, L’extrême-gauche et l’art en France dans les années soixante-dix (quelques équivoques d’époque) », in Christian Biet et Olivier Neveux (dir.) Une histoire du spectacle militant. Théâtre et cinéma militants 1966-1981, Vic la Gardiole, L’Entretemps, « Théâtre et cinéma », 2007, p.76, cité par Éric de Chassey, « La lutte des images : art et culture visuelle d’extrême-gauche en France dans les années 1968 », Images en lutte, Beaux-Arts de Paris éditions, Paris, 2018, p.35.

Si les positions des groupes d’artistes ont, à l’époque, fait l’objet de discussions vives par expositions, lettres et bulletins interposés, on ne sait rien du tirage de ces bulletins, de qui les lisait ou du nombre de visiteurs passés dans ces expositions, ni de l’importance de ces débats en-dehors du milieu artistique (voire du milieu des artistes de gauche). Outre, et c’est notable, une brève citation d’Emmanuel Wallon*. D’autre part, si le livre reproduit un corpus conséquent de documents non-artistiques (journaux, pochettes de disques, affiches, etc.), ceux-ci ne sont pas discutés, ni dans leurs modes de productions, ni dans les choix graphiques ou photographiques, ni dans leur diffusion, ni dans leur réception. Ils sont seulement montrés et brièvement légendés comme autant d’œuvres d’art dans un musée. De ce fait, si l’énoncé initial, « La culture visuelle de l’extrême-gauche en France (1968-1974) », a de quoi intéresser vivement, on reste un peu frustré en voyant la place que prennent les discours sur les images d’artistes dans un corpus beaucoup plus vaste.



Ci-gît

Le catalogue Images en lutte est donc le produit du nouveau tournant de l’historiographie soixante-huitarde, celle qui institutionnalise l’événement, qui le réintègre dans l’histoire de l’État et de ses institutions prestigieuses. Ainsi, dans la préface de l’ouvrage, le directeur actuel de l’école, Jean-Marc Bustamante, se permet donc de dire « [l’exposition] révèle ainsi la place unique et le rôle essentiel que les Beaux-Arts de Paris tiennent dans notre pays depuis des siècles […] », quand ce qui s’est fait en ses murs en 1968 s’est fait essentiellement contre l’institution ringarde qu’était l’école des Beaux-Arts de Paris à l’époque. Avant d‘ajouter, concernant la période actuelle : « L’art s’y transmet plus qu’il ne s’y enseigne, et un bon artiste-enseignant est comme un guide accompagnateur qui livre au passage sa propre lecture du monde. »

Or, on conviendra aisément à la lecture de ce même livre que les pratiques collectives vigoureuses des ateliers populaires, du Salon de la Jeune Peinture, de Supports/Surfaces sont aux antipodes de cette vision individualisée de la « transmission » de la pratique artistique.

Lassant, ce désir de recentrer le propos sur le prestige du nom amène les exposants et auteurs de ce catalogue à faire perdurer un phénomène d’éclipse qui aurait pu être corrigé à l’occasion de ce cinquantenaire. Par exemple, quand près de trois cent pages sont consacrées à l’atelier populaire de l’ex-école des Beaux-arts de Paris, à peine treize lignes évoqueront les autres ateliers, la moitié d’entre elles étant dédiées à l’atelier populaire de l’école des Arts décoratifs de Paris. Ce sont pourtant au moins une trentaine d’ateliers qui ont été actifs dans le seul printemps 1968, présentant un certain nombre de principes et modes d’organisation similaires pour une production d’au moins une centaine de modèles supplémentaires… Sans compter sur les dizaines d’ateliers de sérigraphie militants dans la période dont traite l’exposition. L’immensité de ce corpus, partie prenante de la « culture visuelle de l’extrême-gauche (1968-1974) », dont certaines affiches sont heureusement présentes dans le catalogue, aurait mérité qu’on lui consacre un peu plus que quelques légendes.



En bref

De ce « pavé », on retiendra donc l’importante quantité de documents reproduits, bel imagier de la révolution en France entre 1968 et 1974 ; on retiendra aussi les quelques éléments chronologiques qui, bien que découpés thématiquement, permettent de voir la concomitance et les télescopages des prises de partis, des temps forts, des publications et des émeutes de cette époque turbulente. On retiendra enfin les descriptions des divergences théoriques et plastiques entre artistes d’extrême-gauche.

Tout cela étant déjà bien dense, on pardonnera aux auteurs quelques approximations d’une importance relative (p. 34 « la grève générale de juin » qui a eu lieu en mai, p. 70 « le poing trotskiste » issu de la têtière du journal maoïste La Cause du peuple, pour ne citer que ces bricoles concevables, ceci étant dit sans ironie) ; on excusera des reproductions rendant parfois peu honneur aux originaux, et une transparence de papier compréhensible ; on passera enfin sur l’oubli du sous-titre « ou comment les artistes d’extrême-gauche ont accompagné le mouvement révolutionnaire en France (1968-1974) » qui aurait clarifié le propos du catalogue et évité tout quiproquo.



Philippe Artières et Eric de Chassey (dir.), Images en lutte - La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974), Beaux-Arts de Paris éditions, 2018. Catalogue de l’exposition présentée au Palais des Beaux-arts, Paris (février-mai 2018).

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