Michel Corajoud
les paysagistes écrivent aussi

Écrit par Margaux Vigne en partenariat avec nonfiction.

Au travers de sa propre aventure, Michel Corajoud partage un point de vue sur le paysage et le paysagisme, et sur la question de leur transmission.

Édité par Actes Sud et l’École Nationale Supérieure du Paysage, voici le premier livre à proprement parler de Michel Corajoud. Il a pour mérite de mettre en avant le fait qu’un paysagiste écrit, et que ce travail d’écriture est constitutif de la construction de sa réflexion et de ses projets. Michel Corajoud a un certain âge et une bonne partie de l’histoire du paysagisme français contemporain derrière lui. En regroupant l’ensemble de ses écrits, il fait ici le point sur son parcours : ses projets, ses réflexions, son travail d’enseignant, et à travers cela, la manière dont il est devenu paysagiste.

Au-delà de l’expérience individuelle, la visée est collective, et ce n’est sûrement pas un hasard si l’ouvrage se termine par le chapitre concernant l’enseignement. Au travers de sa propre aventure, Michel Corajoud veut faire partager un point de vue sur ce que sont le paysage et le paysagisme, et sur la question de leur transmission.

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Une histoire personnelle

L’auteur revient sur l’ensemble de son cheminement, depuis son entrée à l’École des Arts Décoratifs de Paris, ses débuts comme architecte d’intérieur, son passage par l’architecture et l’urbanisme, et sa venue, ensuite, au paysage. Il évoque la manière dont il a avancé, de projets en projets, grands ou petits, réalisés ou avortés, et pose en même temps les jalons d’une histoire de l’aménagement en France dans la deuxième moitié du XXe siècle.

On se doit d’apprécier sa capacité à avoir un regard rétrospectif sur son travail sans avoir peur de l’autocritique ("J’étais de la fête et je ne regrette rien."). Lauréat du Grand Prix du Paysage en 1992 et de celui de l’Urbanisme en 2003, le paysagiste reconnu qu’il est met sur le même plan ses grands succès et ses petites expériences. La transformation in situ, en quelques semaines, du jardin du designer Pascal Mourgue, revêt à ses yeux autant d’importance que de grands projets comme le Parc du Sausset, la Plaine Saint Denis, ou, plus récemment, les quais de la Garonne à Bordeaux.

Enfin, Michel Corajoud a l’honnêteté de ne pas prétendre avancer seul, et il cite allègrement ses pairs, tous ceux qu’il a croisés et qui ont participé à fabriquer sa pensée : Jacques Simon, Gilles Deleuze, Michel Serres, Henri Ciriani, Henri Gaudin, Bernard Rousseau, et bien d’autres.

Un point de vue

Dans le titre même du livre, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, l’auteur propose déjà une définition du paysage. Ressortant régulièrement tout au long du livre, le leitmotiv "Le paysage, c’est…" est scandé des dizaines de fois. Cependant l’auteur propose à chaque fois une réponse différente. Comme si la multiplication des définitions lui permettait d’éviter la définition au sens strict du terme, et de qualifier le mot par une nébuleuse d’idées.

Tout commence donc avec "l’endroit où le ciel et la terre se touchent", l’horizon, ou plutôt l’horizontalité, c’est-à-dire le sol. Cet épiderme commun, cette épaisseur où le vivant s’installe est l’objet principal du travail du paysagiste : "Le sol n’est-il pas au paysagiste ce que le mur est à l’architecte ?"

Au-delà du paradigme du sol comme lieu de contact, l’attention du paysagiste se portera toujours sur les limites et les enchaînements entre les choses. Comme une sorte de thérapeute, celui-ci soigne, recoud, soulage ou ampute. Plus que l’usage, c’est la question éthique du rapport de l’homme au monde et du bien-être qui est posée. Le paysagiste, artiste du "relationnel", travaillerait donc à l’assemblage des choses du monde entre elles. Quelle tâche !

Cela implique évidemment une conscience solide de l’espace et du temps, les deux dimensions que le paysagiste transforme dans ses projets. D’où l’importance selon Michel Corajoud de l’observation du site. "Assumer l’existant pour le transformer c’est, à notre sens, ce qui fonde la pensée paysagère." Dans le livre, cela est proposé comme une des bases du paysagisme, en opposition à ce qui serait une perte de territorialité de la société contemporaine. Il juge que de nombreux aménagements sont aujourd’hui projetés sur un territoire nié, considéré comme un simple support, une page blanche. C’est évidemment une référence à la tabula rasa des modernistes, contre laquelle il propose l’observation, l’attention et la curiosité comme des qualités fondamentales et nécessaires : "On ne peut pas faire l’économie de l’observation lorsqu’on projette sur le territoire." Le paysagiste doit donc apprendre à lire, à comprendre le territoire, à saisir et manier la mesure des choses et des échelles.

Mesure spatiale et mesure temporelle, le projet serait aussi un art de l’anticipation, le paysagiste devant être capable de déceler, dans l’état d’un lieu à un instant T, à la fois son histoire et ses possibilités d’avenir : "Le paysage est une mémoire, et je peux l’interroger." Cette dimension du temps est fondamentale dans la manière même de concevoir des projets qui, parce qu’ils se construisent avec la terre, le végétal ou le climat, sont destinés à évoluer, grandir, voire vieillir. Le projet de paysage réalisé est plus une promesse qu’un achèvement et "qui a vu un chantier de paysagiste nouvellement fini connait la déception".

Le paysagiste ne travaille donc pas seul mais avec le temps, le climat, et tous les aléas du dehors et du vivant. Il faut une certaine modestie pour être capable d’accepter ces impondérables et d’en faire ses outils de travail. Pour Michel Corajoud un paysagiste n’est pas auteur comme l’est (peut-être ?) un architecte : "L’œuvre du paysagiste n’est pas une construction, le faire du paysagiste n’a pas d’autonomie possible."
D’après lui, la modestie doit s’allier à une certaine forme d’engagement et de responsabilité, inévitable pour quelqu’un qui, avant de faire un projet personnel, transforme surtout le paysage "des autres". Souvent d’ailleurs le droit à l’erreur est assez restreint : la confrontation d’un projet de paysage à la réalité du site et des gens l’oblige à être rapidement confirmé ou désavoué.
Ce rôle de l’humain, on le trouve aussi dans le fait que Michel Corajoud définit le paysage comme anthropique, fabriqué par l’homme (notamment la campagne). Le paysage est justement pour lui un outil pour travailler les mitoyennetés et construire la ville, particulièrement ses périphéries et son rapport avec ses territoires ruraux. À ce sujet, l’auteur a des positions fortes : face à l’encombrement systématique de l’espace, il défend les espaces ouverts, aujourd’hui en péril, tant en milieu urbain que rural : "Il est un temps, le nôtre, où l’accumulation des choses est telle que tous les horizons se ferment."

Pour clore cette réflexion, nous citerons les mots que l’auteur emprunte lui-même à Henri Gaudin (architecte et écrivain). Face à la spécialisation croissante des disciplines, souvent productrice d’incohérences, ils défendent d’une même voix le fait de travailler à fabriquer du lien : "Il n’y a pas d’architecte, il n’y a pas de paysagiste. Il y a des lierres qui filent sur les murs et une architecture de saules à feuilles de romarin qui marche avec des fûts de béton dont on dirait bien que ce sont des arbres. (…) Il n’y a pas d’architecture et de paysage, il y a une masse d’arbres et de pierres. Il n’y a pas une route et une montagne, mais une route/montagne, une montagne qui se fait route. Il y a des sympathies, des maisons/lierres, des châteaux/paysage, des choses qui filent les unes dans les autres."

Une expérience à transmettre

Michel Corajoud a plus de trente années d’enseignement à son actif - à l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles et dans d’autres écoles de paysage ou d’architecture. Il termine justement son livre par cette question, aussi importante pour lui que la pratique professionnelle, mais autonome. Les étudiants représentant l’avenir, il ne s’agit pas de reconduire des pratiques professionnelles existantes mais, là aussi, d’anticiper.

Le paysagiste français a pour héritage une tradition professionnelle riche mais une très faible tradition d’enseignement. En conséquent, l’auteur se réfère souvent à l’enseignement de l’architecture, et plus généralement des arts appliqués, étant les seules disciplines aujourd’hui à avoir une "pédagogie explicite" du projet.

Pour parler de projet, Michel Corajoud commence par parler d’analyse ; pour différencier les deux démarches, et pour tenter de régler leurs rapports dans l’apprentissage du paysage. Bernard Huet, enseignant architecte, va lui jusqu’à parler "d’incompatibilité de logiciel" entre l’analyse et le projet !
Dans l’enseignement de Michel Corajoud, analyse et projet se font en simultané, par des allers-retours répétés, se nourrissant l’une l’autre : "L’imagination et la réalité font un incessant commerce."
Tout est alors une question d’équilibre entre réalité et projection. Certes l’analyse (du site, du programme) nourrit le projet, mais il affirme que la démarche créative du projet nourrit elle aussi l’analyse, lui donnant une orientation, une structure, un sens. Il propose donc de prendre en compte l’individu dès le départ, de commencer par privilégier l’intuition pour ensuite la confronter à la réalité, et devoir l’adapter. Sans ce regard subjectif mis en œuvre dans le projet, l’analyse ne resterait qu’une addition de données, vide d’intentions spatiales.
La balance devra donc se faire entre ces deux extrêmes, synonymes de deux écueils : du trop subjectif au trop objectif, l’un donnant un projet u-topique (sans lieu, sans réalité), une fascination égocentrique, et l’autre donnant un discours analytique sans créer de nouvelles possibilités.

Enfin, le projet serait avant tout un outil de connaissance : "Le projet a, bien entendu, comme visée ultime la transformation et l’amélioration des lieux, mais il est, avant cela, une méthode qui permet de révéler les différentes manières dont l’espace peut se transformer."
Partant de ce postulat, la démarche de Michel Corajoud relève d’une volonté de faire connaître le travail des paysagistes et, loin du cliché de l’artiste créateur, d’expliciter et d’éclairer la manière dont ils travaillent.

Conclusion

On apprend donc énormément sur le paysage et le métier de paysagiste à la lecture de cet ouvrage, même s’il n’est pas toujours cohérent.
En effet, mis à part quelques préambules explicatifs aux différents chapitres, il s’agit uniquement d’une compilation de textes, écrits depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui. On reconnaît certes une manière d’écrire et de penser commune. Mais les fragments sont nombreux, variés et écrits à des occasions très différentes : notes de projets, articles pour des revues ou des ouvrages collectifs, notes pédagogiques pour l’enseignement, etc. L’organisation en reste donc chaotique. L’enchaînement des sept chapitres (Fondations / Façons de faire / Filiations / Projets / Lieux / L’horizon / Enseigner le paysage), ni chronologique et ni vraiment thématique, n’est pas toujours cohérent malgré la séduisante liste des titres. Parfois évident, comme le passage de "Filiations" (où Michel Corajoud fait "son" histoire du paysagisme depuis le XVIIIe siècle) à "Projets" (où il présente sa manière à lui de répondre à cela et de continuer cette histoire), le regroupement en chapitres de certains fragments est parfois plus obscur.

Le fait de compiler des textes sans les réécrire ni les couper, amène beaucoup de redites, et l’auteur va jusqu’à citer plusieurs fois à l’identique quelques phrases clés.

Au final le lecteur paysagiste s’y retrouve plus ou moins ; mais le néophyte ? À lui seul de faire le tri, entre des évidences répétées à plusieurs reprises et des perles perdues au milieu des 250 pages. Au fur et à mesure de la lecture, on devine le fil conducteur mais c’est peut-être dommage que le propos reste trop souvent sous-jacent. On peut cependant trouver plaisir à avoir à "défricher" pour que tout s’éclaire, et y voir, pourquoi pas, une malice de l’auteur. Michel Corajoud définit le paysage comme l’art des franges, et le met en application quand il s’attaque, par les franges, à la définition du concept. Peut-être est-ce donc une volonté de n’avoir pas proposé une synthèse plus claire et construite, qui aurait pu être réductrice. On pense malgré tout qu’il s’agit plutôt d’un effort qui n’a pas été fait dans le travail de compilation et d’édition. Pourtant, la qualité et la justesse des idées auraient mérité une meilleure structuration de l’ouvrage, et on regrette une introduction ou une conclusion de l’auteur.

Michel Corajoud, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud, 2010.

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