« Bonjour, je m’appelle Jacques Simon »
Grand entretien avec Gilles Vexlard

Propos recueillis par Giulio Giorgi et Tony Côme le 28 octobre 2015.

Images : © Jacques Simon.

Le 26 septembre 2015, le paysagiste, artiste, éditeur et pédagogue Jacques Simon disparaissait à l’âge de 86 ans. Figure clé du passage de l’horticulture à la pensée du projet, il fut le premier à défendre l’autonomie du paysagiste en France. Avec une rare modestie, il forma les actuels grands noms de la profession. Gilles Vexlard (Agence Latitude Nord) offre ainsi à Jacques Simon une place de premier plan dans son panthéon personnel – juste après Le Nôtre – et le présente volontiers comme le seul paysagiste avec lequel il a pu partager une vraie complicité. Il s’en explique dans ce grand entretien.

Strabic : Le regard que Jacques Simon portait sur le paysage a été largement nourri par un père pépiniériste forestier et surtout une enfance passée à la campagne. Est-ce là un de vos premiers points communs ? Comment en êtes-vous venu au paysage ?

Gilles Vexlard : En effet, ne l’oublions pas, Jacques Simon a grandi en Bourgogne. C’est une région très importante pour le paysage, une région privilégiée du fait de son implantation dans le couloir Nord-Sud, du climat, de la pierre calcaire, de culture de la vigne, des pelouses maigres et des orchidées...

Je suis moi aussi originaire de la campagne, mais du côté de Nancy, et ma famille possédait également des terrains et des bois. Soixante-dix hectares de forêt, je sais ce que c’est (c’est terriblement ennuyeux). Un terrain de dix hectares en pente, je sais ce que cela représente. Je sais tout cela comme quelqu’un qui sait faire du bateau, c’est-à-dire par expérience. En fait, je suis venu au paysage totalement par hasard. Un jour, mes parents ont voulu vendre un ancien moulin construit sous Richelieu, le long d’un chemin reliant les abbayes et les Marches de Lorraine, avec des prés, des bois, un étang. Il n’en était pas question car j’avais toujours aimé cet endroit. J’en ai donc hérité et j’ai commencé à le réhabiliter. Mes promenades sur les terrains alentour m’ont fait comprendre que l’important dans un moulin, ce n’est pas sa roue, mais le bassin versant où il est construit et la cote de chute d’eau.

C’est là que j’ai arpenté en direct l’idée de territoire.

Qu’est-ce que le paysage ? On oscille entre la philosophie, le bricolage, le passe-temps, le décor, le mode de vie, l’ambiance, l’environnement... Cet embrouillamini pose un problème de lisibilité pour la profession. Certains parviennent à faire des émulsions, avec quelques saveurs, mais rarement des synthèses. Le paysage, ce n’est surtout pas une lecture première qui peut certes nous donner quelques signes pour nous aider à comprendre ce qui est caché. Le travail de Simon nous entraîne par la séduction du paysage vers une nouvelle vision du monde. Simon est un homme du futur, un visionnaire. Son futur est aujourd’hui devenu réalité. Simon nous rappelle également que du projet de paysage doit surgir de l’émotion, la sensibilité, la liberté de conception. Simon lui-même est un grand émotif, émotion qu’il masque derrière sa vivacité et sa fulgurance. L’écriture du paysage doit prendre le pas sur la lecture… et Simon, c’est des pages et des pages de romans.

Jacques Simon, Aménagement des espaces libres, fascicule 8 : "Jardins privés et Lotissements", 1977.

Cette culture est longue à faire partager, je m’en rends compte en enseignant depuis plus de trente années à l’École Nationale Supérieure de Paysage de Versailles.

Vous y avez vous-même étudié dans les années 1970, alors qu’il s’agissait encore d’une École nationale supérieure d’horticulture (ENSH). Jacques Simon y enseignait. Comment s’est passée votre première rencontre ?

Je m’en souviens très précisément. Prépa ENSH, après un premier trimestre entièrement consacré à suivre des cours avec assiduité et détermination : pédologie, cultures florales, forçage des chrysanthèmes et des lilas, etc. J’étais dans une attente insatisfaite. Les professeurs de l’ENSH étaient tous des sommités dans leur spécialité, on ne pouvait se permettre d’arriver en retard en cours. Or, après Mai 68, nous avions d’autres aspirations. Deux heures d’atelier par semaine étaient trop minces pour me retenir à cette École que j’étais prêt à quitter.

Un après-midi de janvier, un homme est entré dans les ateliers. Il avait une sacoche en cuir à soufflet comme tous les professeurs de ce temps, et portait une veste américaine d’un vert très lumineux. L’atelier piaillait dans tous les sens comme à chaque retour de vacances : il restait le moment ludique de la semaine. L’homme n’a pas dit un mot. Il a attendu que tout le monde se taise. D’un coup, le silence s’est fait. Alors, il a commencé à parler, plus exactement à chuchoter. Il a juste dit :

« Bonjour, je m’appelle Jacques Simon. »

Tout le monde était pendu à ses lèvres. J’ai tout de suite compris – j’avais été éducateur – qu’il savait comment s’y prendre. Il avait des astuces pédagogiques extraordinaires. On l’a pillé d’ailleurs, mais il ne s’en est jamais plaint. Au contraire, il était très partageur. C’était un pédagogue hors pair, dans le sens où il manifestait toujours le désir de tirer le meilleur, sans jugement, sans a priori, de tous ses étudiants.

Comment, très concrètement, se déroulaient ses cours ?

Jacques Simon a commencé ce cours en nous disant : « C’est le petit matin, vous êtes dans un sac de couchage, en septembre, dehors. L’herbe croustille, vous hésitez à sortir. Devant vous, il y a des rails de chemin de fer qui luisent dans la brume… Continuez l’histoire… » J’étais stupéfait : c’était exactement ce que j’avais vécu pendant ces vacances dans mon moulin aux premières gelées. Ce prof me racontait ce que j’avais ressenti quelques semaines auparavant en me levant tous les jours à cinq heures du matin pour aller faire mes premières gâchées de béton ou le faucardage de l’étang. Voilà la personne que j’attendais, la personne qui savait me parler du paysage. Je lui dois de ne pas avoir quitté cette école, son premier cours m’a permis de comprendre ce que j’étais venu chercher à Versailles.

Plus que le dessin, l’outil pédagogique de Simon était la parole. Il ne mettait jamais son dessin en avant. Il nous parlait des paysages qu’il avait rencontrés et, par le biais d’un récit, il mettait l’étudiant en situation. C’était toujours comme ça qu’il lançait un projet, avec entrain et enthousiasme. Il aimait mettre en scène la pédagogie. Il arrivait par exemple devant la table d’un étudiant et il arrêtait de parler. Il ne disait plus un mot. L’étudiant perdait ses nerfs. Ainsi il laissait « se planter » le jobard ou mettait en avant le timide ; sans humiliation, avec le talent d’un grand réalisateur.

En 1972, il avait 43 ans, on lui en donnait 30. Il était d’une fraîcheur redoutable. Il parlait toujours avec ses mains, ça m’a beaucoup marqué. Il ne donnait jamais de leçon : « Le paysage, c’est… » Non ! Il était dans le direct. Il nous engageait à penser et être dans le paysage directement. À nous ensuite de faire notre apprentissage.

Il était dans l’instantané. « Allez, cinq minutes de crobars ! Le plus vite possible ! » Simon est arrivé dans ma vie comme un courant d’air. Il ne donnait jamais de travail précis, jamais d’impératifs. Il nous sollicitait. Il n’était pas dans l’imposition mais dans la suggestion, dans la complicité, dans le non-dit – c’est bien plus efficace. À la veille des vacances de février par exemple, il nous avait interpellés juste à la fin de la séance :

« Si vous ne savez pas quoi faire pendant ces vacances : "Crête et Eau". D’accord ? »

J’ai passé mes huit jours et nuits des vacances de février à la table pour écrire cette histoire par divers dessins et techniques graphiques, finalisée par des planches parfaitement abouties. Simon tout d’abord silencieux m’a demandé d’expliquer la fabrication de ces planches à la promotion pour démystifier l’apparente sophistication des dessins au bénéfice du travail et de l’expérimentation.

Jacques Simon, Aménagement des espaces libres, fascicule 13 : "Basic design", 1980.

Travail collectif réalisé par les étudiants en architecture paysagistes de l’Université de Montréal, sous la direction de Jacques Simon.

À la suite, il me propose de faire avec lui une conférence à l’Institut de Géographie : « C’est toi qui va parler du paysage aux géographes ». Malgré mes études d’histoire et de géographie, c’est la peur de ma vie. Heureusement cette période était riche en grèves, et tout a été annulé. Un mois plus tard il me propose de travailler avec lui et de quitter l’École. « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres » disait Brancusi ; je devenais paysagiste ; je suis resté à l’École.

Entre 1961 et 1967, invité par Paul Chemetov qui avait été très intéressé par l’un de ses articles, Jacques Simon avait collaboré avec l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA), une coopérative interdisciplinaire ayant beaucoup œuvré dans la banlieue rouge de Paris. On peut d’ailleurs voir certains de ses dessins dans l’exposition qui vient d’être inaugurée à la Cité de l’Architecture. C’est lui qui fit entrer Michel Corajoud à l’AUA et qui le forma. Peut-on dire que Jacques Simon était un paysagiste engagé ?

Si on sent bien ses orientations humaines, je ne sais pas quelles étaient ses orientations politiques, il n’en faisait jamais état. Ce n’était pas un vantard. C’était même un grand timide qui a passé sa vie à essayer de se dépasser. Ce qui est sûr, c’est qu’il était profondément humaniste. Un humaniste contemporain. Il ne s’est jamais comporté comme une star alors qu’il avait une immense culture. Toujours sur la réserve, très pudique, mais en même temps un excellent metteur en scène, un acteur flamboyant.

Son engagement pour l’indépendance du paysage dans le projet avec un vocabulaire et une esthétique propres lui permettait un débat tonique avec les autres disciplines de l’aménagement : architectes, urbanistes ou artistes. Son expertise efficace donnait un sens précurseur dans l’élaboration des projets contemporains. Simon travaillait dans un rapport d’amitié. Saint-Michel-sur-Orge [commune de l’Essonne où il habitait, ndlr] était devenu un « spot ». Il fréquentait les Frères Baschet, concepteurs d’instruments de musique totalement inédits – bien avant les synthétiseurs. Il s’intéressait au cinéma (il avait rencontré Jean Rouch), à la littérature où les grands voyageurs avaient bonne place – Joseph Kessel, Jack London. Il disait souvent :

« Le paysage se fait avec les pieds »

C’est le premier paysagiste du voyage et de la rencontre. De ses périples, il nous ramène l’échelle, le paysage, les paysagistes et architectes américains – Lawrence Halprin, Louis Kahn.

Jacques Simon, Aménagement des espaces libres, couvertures des fascicules 4, 5, 7.

On retrouve des photographies prises lors de ses voyages dans un grand nombre de ses projets éditoriaux. Jacques Simon écrit ses premiers articles dès la fin des années 1950 pour des revues comme Maison et Jardin et Urbanisme. En 1965, il signe l’un de ses premiers livres, L’Art de connaître les arbres. Il crée la revue Espaces verts en 1968, l’anime jusqu’en 1982, publie des cahiers spéciaux dédiés à « l’Aménagement des espaces libres ». Quel rôle, dans le milieu du paysage français, les éditions de Simon ont-elles joué ?

Un rôle fondamental. Elles étaient les seules à traiter de toutes les composantes du paysage, d’une vision planétaire à la réalité la plus prégnante. Par le texte, par le dessin, il raconte la vision globale du paysagiste. Il donne toujours envie d’apprendre et de réaliser dans une position stratégique, en voyant loin devant. Espiègle, dans un de ses éditoriaux, Simon remercie EDF pour l’installation des lignes haute tension : les paysagistes allaient enfin disposer de terrains où aménager de vastes parcs.
Sans terrain, pas de paysagiste.

Précurseur, à la demande de Beaubourg qui organisait une exposition sur les futurs aménagements urbains, il propose des dessins libres de toute servitude stylistique et convenue. Cela avait d’ailleurs créé des remous chez les biens pensants de la Ville, l’époque était néo-classique. Trente ans plus tard, West 8 à Arnhem les met en œuvre…

Visionnaire, Simon fait de l’espace et du temps l’essence de ses projets. Son livre sur L’Art de connaître et de dessiner les arbres [1987] est révélateur de sa nature.

Provocateur, dans les photomontages du Détournement des grands paysages il casse les échelles et les distances qui séparent les choses et nous révèle le rythme interne du paysage. Il est le premier à montrer l’esthétique de la catastrophe, à promouvoir l’inattendu et à travailler le contraste comme stimulant à la conception.

Jacques Simon, Aménagement des espaces libres, fascicule 20 : "Détournement des grands paysages", s.d.

Le début de la carrière de Jacques Simon est marqué par la conception du parc Saint John Perse à Reims (1967). Bernadette Blanchon note à ce propos : « Travaillant sans dossiers à même le terrain, J. Simon […] installe une grande chambre verte vouée aux rassemblements humains. Il entaille l’ourlet planté qui l’entoure dans la direction d’une chapelle voisine, retissant ainsi les liens avec le contexte. » Que retenez-vous, pour votre part, de ce projet ?

Pour avoir vu ses cahiers d’étudiant à Versailles, ses travaux ultérieurs et travaillé sous sa conduite, Simon est une puissance de travail et un redoutable acrobate. Je ne partage pas l’image d’improvisation qui lui a été souvent associée. À une apparente facilité et la fulgurance du direct dans les figures libres, il donnait toute sa mesure. J’y vois le résultat d’une parfaite maîtrise des figures imposées.

Avec Alexandre Chemetoff, dans les années 80, nous avions fait une visite marquante à Reims. J’y suis retourné dernièrement pour voir ce que le passage du tramway avait modifié.

À la sophistication onéreuse et encombrée du tramway, déjà obsolète, le parc Saint John Perse oppose sa sérénité arborée. Le luxe de l’espace s’impose. Le coup de crayon reste magnifique. Simon, c’est le talent.

Une maîtrise parfaite de l’échelle et des moyens d’action, conjuguée à un sens inné de la topographie lui font travailler le terrain comme une ressource fondamentale dans la construction économique du projet. Récupérer les terres des fouilles des bâtiments, associer les conducteurs de bulldozer à une sensibilité plastique, développée par le sens de la pente, de l’exposition, du jaillissement végétal. Aller à l’essentiel, au minimal pour désencombrer les fioritures de l’aménagement au bénéfice du paysage.

« Tu ne plantes que trois espèces d’arbres, et encore il y en a deux de trop ! »

À Saint John Perse, le cirque de pelouse avait été parfaitement dessiné, les levées de terre périphériques dressées, le gazon levé. Tout était dans l’ordre quelques jours avant l’inauguration. Simon fait venir un bulldozer et demande au conducteur de traverser en trois allers-retours le merlon périphérique dans des directions choisies. Passé le premier moment d’émotion, le résultat est magique. Le site est réveillé dans son entier. Savoir-faire manifeste.

On peut mettre en parallèle le travail de l’éclairagiste Jacques Rouveyrollis qui par sa connaissance de la nuit faisait ses réglages en plein jour, anticipant parfaitement les résultats attendus. Simon travaillait de la même manière. Il savait anticiper mais surtout improviser. Je me souviens avoir préparé avec lui une conférence à Barcelone : il avait placé toutes les diapos dans l’ordre de l’exposé puis, à un moment donné, il a retourné le panier et les diapos se sont éparpillées sur la table. Il les a remises comme ça, dans le désordre, en disant simplement :

« On se serait ennuyés avant même de commencer. »

Extrait de Jacques Simon, Aménagement des espaces libres, fascicule 7 : "Les Gens vivent la ville", 1976.

Justement, comment prenait-il en compte le passage du temps dans ses projets ? Ses derniers projets étaient extrêmement éphémères.

Sur ce point, Simon est un vrai paysan. Lisez Gaston Roupnel [Histoire de la campagne française, 1932], autre Bourguignon, vous retrouvez Simon. Un paysan dans ses réflexes et dans son ambition. Les paysans se projettent toujours deux générations en avant mais les dix pommes qui tombent de l’arbre leur appartiennent bien ; âpres au quotidien et amples dans la vision d’avenir. Une culture ancestrale de la dimension, de la proportion, de la mesure des choses.

« Mes projets, c’est juste une empreinte de semelle sur une plage de la Mer du Nord. »

Voilà Simon. Réalisme amusé, conscience du temps, de l’espace, de la géographie, de la physique des lieux et de l’homme au milieu.

Avec ses complices Ludo et Petro, les jeux d’enfants sont l’occasion d’évènements sociaux, joyeux et ludiques. Par le paysage, remettre la vie et les hommes en scène là où le règlement des ZUP les avait oubliés.

Ces dernières semaines, rares sont ceux qui ont parlé de la disparition de Jacques Simon. Nous n’avons assisté qu’à de très discrets hommages…

Jacques Simon est un oiseau, un homme libre. Il nous a appris à voir grand, à voir loin, à voir longtemps. Il nous a tous appris le paysage. On ne peut le mettre en cage avec plaque et colloque interminable. On ne peut planter un arbre commémoratif – mille arbres, peut-être – une forêt et encore… Simon, est un éternel printemps.

Le spectacle continue. Simon, c’est la fête.

Partageons avec lui un grand festin bourguignon, avec mille invités, grande tablée, guirlandes et musique.


POUR ALLER PLUS LOIN :

● Le site internet de l’Agence Latitude Nord.

● Le site internet de Jacques Simon.

Jacques Simon tous azimuts, éditions Sens & Tonka, 1991.

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