Le désOrdre des architectes

Écrit et illustré par Édith Hallauer et Margaux Vigne.

Le Collectif ETC, jeunes architectes œuvrant à la fabrique citoyenne de la ville, a achevé il y a quelques mois son “Détour de France”, visant à explorer (à vélo) de passionnantes actions aux quatre coins de France et à semer des projets collaboratifs partout sur leur passage. Sur la ligne d’arrivée, une envie, un besoin : réunir ces initiatives dispersées, toutes ces personnes rencontrées sur le chemin, pour une confrontation d’expériences et de points de vue.

De là est né “Superville”, sorte de sympathique G20 d’activistes urbains alternatifs en chalet de montagne… Et vous savez quoi ? Strabic y était. Bilan d’un week-end à la neige un peu particulier.

Photo de famille, aux Rencontres Superville.

Toutes ces rencontres à travers la France nous amènent irrémédiablement à un constat : nous devons nous organiser collectivement ! Mettre en commun des compétences, des expériences et des moyens, et mener un travail de fond lisible permettant d’influer sur les politiques publiques. [1]

De qui parle-t-on donc ? De gens, architectes pour la plupart, mais aussi sociologues, urbanistes, artistes, paysagistes, constructeurs, graphistes ou juste militants et acteurs. Des “collectifs” conviés par ETC selon un critère commun : ils conçoivent ET fabriquent tous des projets intégrant les habitants, pour une fabrique “citoyenne” de la ville. Proches, ils le sont aussi, en apparence, par leurs méthodes et cadres d’action (installations, aménagements temporaires, ateliers participatifs...) et par la remise en question de la maîtrise d’œuvre traditionnelle.

Géographie des collectifs invités :


Au-delà de la rencontre et du partage d’expériences, l’ambition affichée d’ETC était, à l’origine, de construire un réseau influent et actif, notamment auprès de la commande publique et de mutualiser des outils effectifs, notamment juridiques ou économiques. Cependant, pour beaucoup, il était un peu précoce de parler de “fédération” : quelle étiquette pour ceux qui n’en veulent justement pas ? Qui porterait une parole commune ? Et à quel titre ? Pourquoi “labelliser” l’informel ? Comment rassembler des pratiques aux ambitions et moyens si divers ? Entre les plus zélés à défendre un territoire d’actions de plus en plus fréquenté mais très peu balisé, les frileux craignant de voir leur identité amoindrie par un éventuel lissage des pratiques sous une bannière commune et les activistes défendant des positions contre-culturelles non négociables... les discussions ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air.

Après cette première journée, je suis content de voir qu’on n’est pas tombé dans le piège de vouloir changer le monde en deux jours. [2]

Pour prendre un peu de recul sur ces délicats débats, ETC a eu la bonne idée d’inviter pour le week-end un observateur aguerri du réseau alternatif espagnol, Domenico di Siena chercheur activiste et passionné du Peer-to-Peer Urbanism.

Intervention de Domenico di Siena.

Arquitectura Social”, “inteligencia colectiva”... le milieu espagnol de l’architecture et de l’urbanisme est sur ces questions en avance sur nous. Pourquoi ? Tout est question de contexte, celui-ci étant caractérisé par la crise économique et plus particulièrement immobilière, (sur ce point là, l’Espagne est effectivement “en avance” sur nous...).

En Espagne, trouver du boulot en agence en sortant d’école d’archi, ça n’existe plus. On est obligé d’inventer, de faire autrement. [3]

Le réseau espagnol est aussi né du développement d’internet, de l’apprentissage et de la création partagée, même si le chercheur a conclu son intervention par l’importance du passage à l’acte et de la confrontation physique.

Back to the physical” donc ! Après une Post-It party matinale, le champ des interrogations a été structuré en neuf grandes questions, elles-mêmes réunies en trois thématiques : le rapport de ces pratiques au pouvoir commanditaire et financeur, leur cadre juridico-administrativo-légal, et la (grande) question d’un réseau effectif.

Post-it Party

Contre-pouvoir ou instrument de pacification urbaine ?

Nous sommes dans un moment charnière aujourd’hui, où nos pratiques sont de plus en plus demandées. Le risque étant de devenir un organe intégré au processus urbain, des poissons-pilotes de la planification, venant mettre en désir un territoire dévalorisé pour préparer le terrain des investisseurs. [4]


“Entre indépendance et connivence, quel rapport entretenir avec le commanditaire ?”, “Animation ou domination, comment travailler avec les z’habitants ?”, ou encore “Quel récit est-on capable d’écrire contre le récit dominant ?” comptaient parmi les questions débattues. En effet, ces projets atypiques évoluent entre subventions artistiques confinant les projets dans le champ culturel, commandes publiques associées aux grands projets urbains parfois contestables et mutations enthousiasmantes des appels d’offres, parfois innovants et adaptés. Cela produit un jeu de balance incessant, entre inventivité joyeuse, précarité subie et peur de la récupération. Entre projets indépendants autoproduits et financements douteux douloureusement vécus, où trouver l’argent pour pouvoir mener ces recherches (et en vivre) ?

On valorise des territoires avec des actions à faible coût... le bénéfice à qui ?! [5]

Au final, beaucoup de questions, pas de recettes ni d’antidotes, mais la nécessité d’être lucides et clairvoyants sur les contextes d’action : savoir refuser les projets viciés, mais savoir aussi défendre la valeur et la spécificité de ces actions.

Une joyeuse précarité ?

L’enjeu de l’instabilité juridique et économique comptait parmi les plus sensibles, car cette “précarité de statut” pose à tous des soucis au quotidien. Ces pratiques se situant très souvent au croisement de plusieurs disciplines et interlocuteurs, hors des schémas habituels cadrant les maîtrises d’œuvre et d’ouvrage, elles imposent au cas par cas un bricolage juridique qui, s’il ouvre des brèches de liberté, ne peut éviter perte de temps, risque et épuisement certains. En effet, les questions complexes de responsabilité ou d’assurances font des collectifs les premières potentielles victimes et nombreux sont ceux qui disent se sentir démunis, militants mais parfois trop peu armés sur le terrain politique et juridique. La faible reconnaissance institutionnelle de la valeur financière des interventions et du temps de travail des uns et des autres reste un tabou pour des activistes souvent prêts à travailler bénévolement pour mener jusqu’au bout des projets atypiques.

Présentation du collectif 3RS par Charles Altorffer.

Il ne peut pas y avoir de concurrence entre nous, il ne faut pas se tromper d’ennemis : dans le cadre du budget de la construction en France, la concurrence est entre les grandes boîtes de BTP. Pour l’instant on a gagné peut-être 0.005% du marché, si on monte à 1% il y aura de quoi faire manger des collectifs à chaque coin de rue ! [6]

Vers une Franche Maçonnerie ?

“La gestion et la visibilité du réseau nécessite-t-elle une structuration fédéraliste ?”. La réponse, si réponse il y a, a ceci de limpide qu’elle procède d’une grande logique : contre une structuration centralisée et pilotée “d’au-dessus”, tous préfèrent procéder horizontalement, par relations interpersonnelles. Une organisation “peer-to-peer”, dans laquelle chacun est autant émetteur que récepteur, demandeur que receveur. Logique, car elle traduit peut-être une de ces “valeurs communes” apparemment si difficiles à définir dans cette constellation : le fonctionnement en collectif, basé sur la complémentarité des savoir-faire et la co-construction des projets. Il n’y aura donc pas de “collectif des collectifs”, mais des partages d’outils spécifiques (par exemple la consultation d’un juriste spécialisé pour trouver des solutions plus adaptées) sur la base d’initiatives et des “invitations” respectives à travailler ensemble sur des projets concrets.

L’image à retenir sera celle de ce réseau en forme de nébuleuse mouvante, reflétant les idées amenés par notre voisin espagnol sur la notion d’identité, bouleversée par internet et les projets collaboratifs : comment penser et faire vivre une identité “fluide”, partagée, composée d’individualités en réseau, reliés par des connections changeantes selon les affinités, les projets ou les contextes ?

Schéma extrait des discussions.

Ce cadre permettrait d’éviter un autre écueil : que ce réseau constitue un entre-soi. L’enjeu n’étant pas de se conforter entre groupes ayant les mêmes pratiques mais au contraire d’être ouverts et lisibles, d’essaimer et de garder la capacité fondamentale à “accueillir l’altérité” [7] (Une autre valeur commune ?).
D’où le concept “d’exstitution”, qui serait une institution tournée vers l’extérieur. Pour rendre vivant ce réseau “souterrain”, il y a un réel enjeu de lisibilité et de transparence sur les échanges et débats. La “transparence” c’est rendre directement la “vie intérieure” visible de l’extérieur plutôt que de communiquer un discours travaillé. Utiliser donc plutôt les réseaux sociaux existants, multipliant et associant différentes plateformes, ce qui permet aussi d’éviter une parole trop centralisée. La volonté d’ouverture est bien là, ainsi que l’envie de mettre en place des actions concrètes mais seulement dans le cadre strict du réseau informel… Une sorte de fédération “en actes” plus qu’en structure.

Si certains auront été déçus par l’absence de définition de valeurs communes ou par le rejet d’une construction unie plus définie et potentiellement plus puissante envers "l’ennemi commun" qu’est le "dogme préétabli" [8], d’autres semblent plus confiants face à cette expérimentation en forme de défi : peut-on constituer un réseau dynamique tout en restant informels ? Laissons conclure le “doyen” de ces premières rencontres, Pierre Mahey du collectif Les Arpenteurs (Grenoble) :

Pendant 15 ans j’ai marché seul dans le désert. Un jour je suis tombé sur une petite oasis, c’était Bruit du Frigo et on a continué ensemble dans le désert. Depuis deux ans, je sens qu’il se passe des choses. Aujourd’hui vous êtes 100, je suis là, et je ne pense plus, je jouis ! [9]

Bonus !

L’ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine) était là aussi et a tenté à la suite de ces trois jours d’observations, de “dénouer le nœud névrotique” repéré...

[1Collectif ETC

[2Adrien

[3Domenico di Siena

[4Yvan Detraz, Bruit du Frigo

[5Collectif Cochenko

[6Nicolas Bonnenfant, COLOCO

[7réflexion proposée par Pierre Mahey, des Arpenteurs

[8Extraits issus des débats.

[9Pierre Mahey, Les Arpenteurs

Merci à ETC pour l’invitation, à l’ANPU et Irkoutsk-TV pour la vidéo, et à tous les participants pour tout le reste !...à voir aussi : les rencontres Superville vues par Les Saprophytes.

Texte et illustrations : creative commons. Vidéo © ANPU-Irkoutsk-TV.

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