Les 101 mots de la mode
Écueil de la définition

Critique écrite par Émilie Hammen.

C’est André Courrèges que Nelly Rodi a choisi pour introduire ses 101 mots de la mode à l’usage de tous : « J’ai lutté longtemps, pour faire évoluer le vêtement qui devrait être la synthèse de notre époque » déclarait le styliste en 1967. Les éditions Archibooks publient un nouvel opus dans leur collection des « 101 mots ». Pensé sur le même principe que les précédents ouvrages consacrés au design ou au graphisme, une personnalité nous livre, sous forme de glossaire en 101 entrées, les clés nécessaires pour saisir les enjeux de sa discipline.

La 4e de couverture nous promet un ouvrage pensé comme un « pont entre les mots ʺartisanatʺ et ʺartʺ, formulant ainsi une ode à la création contemporaine et surtout française ». Intrigué, quoiqu’un peu sceptique, par ce vaste programme, nous avons entamé la lecture.

La rédaction d’un dictionnaire, glossaire ou autre abécédaire nécessite, on le suppose, une certaine méthode, une rigueur et une connaissance intime de son sujet. Le choix du rédacteur, surtout s’il est unique, est de ce fait épineux et celui de Nelly Rodi, a priori, plutôt pertinent. Partie intégrante du monde de la mode depuis plus de trente ans, elle est à l’origine de la création d’un bureau de style éponyme. Si le terme « bureau de style » peut intriguer les plus néophytes, c’est que le rôle de ces agences n’est généralement pas connu du grand public. Nées des premières concertations et réunions de professionnels [1], elles ont pour tâche de conseiller et d’accompagner les fabricants en terme d’inspirations, de couleurs, de matières et de formes [2].

À l’écoute du présent, elles le mettent, littéralement, en forme pour aider à l’élaboration de collections. Entre création et marketing, leur position est centrale. Elles ont ainsi une vue d’ensemble sur l’industrie, de la filature à la coupe, des présentations des grands créateurs aux réalités du marché de la grande distribution. Nelly Rodi, forte de ses expériences au cœur de l’industrie, témoin privilégié de la mode française depuis les années 1970, a une légitimité toute particulière pour présenter le sujet.

La définition clé, celle à laquelle les 100 autres mots se rapportent, est bien évidemment celle de la mode. Concise, l’auteure définit le terme comme un « système », incarnation d’une époque, et introduit l’idée selon laquelle elle est due à « certaines personnalités qui constituent ce microcosme ». Ces quelques lignes posent de manière assez juste la question mais n’expliquent pas leur postulat et ses implications. Qui sont ces « personnalités » : les créateurs, d’autres figures prescriptrices ? Les lignes suivantes nous apprennent seulement qu’en « périphérie de la Mode gravite tout un monde : écoles, magazines, attachées de presse, photographes, mannequins. On parle de Mode féminine, de Mode masculine, de Mode enfantine »… Si l’on est frustré par la simplicité et la superficialité de l’entrée, on peut se consoler à la lettre « i » avec « it-girl » dont la définition visiblement plus complexe est deux fois plus longue.

La mode est difficile à définir, c’est un fait souvent avéré. Peut-être saisira-t-on mieux les enjeux de la discipline à travers la définition de ses acteurs.

« Styliste » se réfère ainsi au rôle d’une personne créant une collection de modèles « dans les métiers du textile, et de la mode en général ». Voilà qui est clair et satisfaisant. Mais l’auteure précise alors que le métier est né dans les années 1960 et que « Maïmé Arnodin et Denise Fayolle en sont les pionnières ». En d’autres termes, l’activité de styliste serait nécessairement liée, voire intégrée au bureau de style. Cela soulève un problème de terminologie intéressant, car que faire dans ce cas d’un Poiret, d’un Patou ou de Chanel ?

Vérifions donc du côté de l’entrée « créateur » dont la définition daterait malheureusement des années 1970 et serait « l’évolution de celui que l’on appelait jusqu’alors styliste ». En effet, Claude Montana, Thierry Mugler ou encore Sonia Rykiel que l’on réunit sous cette appellation incarnent à ce moment un renouveau singulier dans les collections parisiennes [3]. Mais est-on plus avancé ?

Une dernière tentative pour nous éclairer : les 101 mots de la mode incluent le terme « designer ». Le fait de l’y avoir inscrit pourrait témoigner de son utilité pour définir la mode. Pourrait-on ainsi considérer le design pour mieux délimiter le champ de la mode ?

Le designer est introduit comme « spécialiste du design » et son « maître incontesté est, bien sûr, Philippe Starck. ». On était déjà bien embêtés que Chanel ou Schiaparelli ne soient ni stylistes ni créatrices, mais voilà que le verdict tombe et qu’un Breuer, Eames ou Prouvé ne rentrent même pas en compétition pour le titre de « maître incontesté du design ». C’est dommage, mais continuons.

« Plus récemment que le stylisme, le design est devenu à la mode ou tendance. Comble du destin pour les designers qui réfutent les phénomènes de tendances et placent la fonction au centre de leur création… C’est aujourd’hui le designer qui se fait sociologue ou anthropologue (à l’instar des stylistes de la première heure), et qui représente la modernité. » Il est intéressant d’apprendre que plus d’un siècle après les écrits de William Morris ou plus de 90 ans après le manifeste inaugural du Bauhaus de Walter Gropius, le designer peut enfin se targuer d’être un acteur de la modernité.

Le reste des définitions intègre une palette d’anglicismes dont les rédacteurs de mode sont si friands, de « brainstorming » à « moodboard » en passant par « slim ». C’est assez regrettable car un travail sur le langage de la mode au-delà du jargon teinté de marketing serait un exercice bénéfique et nécessaire, d’autant plus pour un ouvrage qui se veut « une ode à la création contemporaine et surtout française ». Publié en mars 2012 par les éditions Actes Sud, le Petit lexique des gestes Hermès répertorie, sous la plume d’Olivier Saillard, les verbes propres aux savoir-faire de la maison. L’ouvrage est, certes, au service de la promotion de l’image de la marque, mais la qualité de l’écriture, la richesse du vocabulaire offrent un réel plaisir de lecture qui permet de dépasser largement l’idée du livre promotionnel. Paradoxalement, on termine la lecture de ce lexique bien plus curieux et respectueux pour une pratique qui s’est forgée à travers les siècles et le travail de talentueux artisans et créateurs (ou devrait-on dire stylistes ?).

Mais le problème des 101 mots… n’est pas tant son auteure, ce serait plutôt d’avoir choisi de lui confier un tel exercice. Ce qui dérange souvent au gré des entrées de l’ouvrage, c’est la légèreté du ton, les anecdotes personnelles et le point de vue très particulier dont l’auteure ne se détache presque jamais – celui de faire des bureaux de style le centre névralgique de l’industrie. Apprendre que Nelly Rodi a travaillé pour l’école ESMOD nous permet vite de saisir pourquoi elle pense que cette école de stylisme « se démarque » et pourquoi elle consacre presque une page à son éloge. On apprend à la lettre C que le « CIM ou Comité de coordination des industries de la mode » était piètrement dirigé avant qu’elle n’en prenne la direction avec brio. Plus loin, on découvre que la fibre de lin est sa préférée, que le Japon la fascine ou encore que les stylistes ne sont plus ce qu’elles étaient. Ces anecdotes, mêmes si elles désarment souvent par leur légèreté et leur subjectivité, témoignent néanmoins de moments singuliers de l’histoire de la mode française, d’événements qu’il est passionnant de garder en mémoire.

Les 101 mots de la mode à l’usage de tous par Nelly Rodi ne sont ni tout à fait un lexique, ni tout à fait une autobiographie. Pourtant ils ont bien les caractéristiques de ce dernier genre entre justification et récit rétrospectif.

L’intention est louable, mais plutôt que de se restreindre à l’exercice du glossaire, pourquoi ne pas laisser les personnalités du secteur livrer, à leur manière, leurs souvenirs et leur vision ? La définition de la mode qu’on pourrait y discerner serait plus juste et plus honnête.

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Nelly Rodi, Les 101 mots de la mode à l’usage de tous, Archibooks, 2012.

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[1À ce sujet, voir le travail de thèse de Thierry Maillet, présenté notamment lors d’une conférence à l’IFM – à podcaster ici.

[2Le bureau de style, ou bureau de tendance, propose du conseil en inspiration, forme et image. Dans la France des Trentes Glorieuses, Maïmé Arnodin et Denise Fayolle, précurseures de la question, comprennent le besoin pour les industriels, particulièrement pour le prêt-à-porter naissant, d’être accompagnés dans la création et ce, dans une perspective globale. Prisunic est un des exemples les plus illustres de cette conquête du beau dans l’ordinaire. Pour en apprendre davantage, voir Sophie Chapdelaine de Montvalon, Le Beau pour tous. Maïmé Arnodin et Denise Fayolle, l’aventure de deux femmes de style : mode, graphisme, design, L’‪Iconoclaste‬, ‪Paris, 2009‬ ainsi que A.Bony, Prisunic et le design, éditions Alternatives, Paris, 1999 et l’exposition présentée au VIA du 5 septembre au 30 novembre 2008, Prisunic & le design une aventure unique.

[3L’exposition « Histoire idéale de la mode contemporaine, vol 1 : 70-80 », présentée au musée des Arts décoratifs en 2008, illustrait cette période de la mode parisienne. Se référer au catalogue publié aux éditions Textuel.

texte : creative commons - image : © VIA

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