Été 2013. Deux expositions font parler d’elles par l’investissement qu’elles exigent du public : Collective Folie, tour de bois à l’apparence chaotique et instable de Tadashi Kawamata dans le Parc de la Villette, et Le Buisson Maudit des Frères Chapuisat, labyrinthique installation aux allures de cabane à l’Abbaye de Maubuisson. Avide de challenges physiques et de rencontres inattendues, Strabic s’est frotté à ces deux œuvres dites collectives. Retours.
Nombreux sont les artistes qui investissent l’espace physique de la ville et qui s’approprient des moyens traditionnellement associés au travail des architectes. La construction rapide et éphémère de structures en bois est donc aujourd’hui un élément récurrent du panthéon des interventions en milieu urbain, de même que l’outil pédagogique et relationnel que constituent les workshops, moments de réflexion, de création et de construction collective.
En apparence, ces deux installations s’inscrivent dans cette tendance et se ressemblent : constructions à l’identité incertaine mais en réalité très maîtrisées. La proposition, faite au public, est aussi à peu de choses près la même : « Attention expo hors normes ! » Vous devez, si vous venez, avoir du temps devant vous, et surtout avoir envie de vous investir dans une aventure, avec âge minimum, tenue d’explorateur et chaussures fermées.
Curiosité oblige, nous y sommes allés ; exigence oblige, les avis furent mitigés.
Collective Folie
Tadashi Kawamata est un artiste japonais, enseignant aux Beaux-Arts de Paris, qui développe des installations semblables à des greffes en milieu urbain. À partir de jeux formels et sculpturaux, il revisite aussi par ses créations des figures spatiales classiques comme le pont, la cabane ou la tour de gué. Citons notamment : la cabane sur les rives de Saône à Lyon, la passerelle sur la Garonne à Bordeaux, l’observatoire dans l’Estuaire de Nantes Saint Nazaire, ou encore les Sentiers de l’eau à Arles dans le cadre de Marseille-Provence Capitale de la Culture 2013.
Collective Folie est une installation éphémère au sein du Parc de la Villette. La proposition de Tadashi Kawata est simple : construire et déconstruire collectivement sur plusieurs mois une grande tour de bois d’une vingtaine de mètres, une « folie collective ». En réalité, Tadashi conçoit une structure de base, une architecture à l’échelle de la ville, puis le public vient compléter et enrichir l’œuvre par ajouts successifs.
« A lot of the people participate to construct the 21m tower at "Parc la Villette".
The participants can make any kind of the structure and fix this tower. » [1]
Revenons sur notre expérience concrète de la chose. Arrivée vers 10h. Sous un barnum de chantier, une des étudiantes de Tadashi nous accueille. L’artiste lui, sera peu présent, mais nous sommes invités à regarder les vidéos de ses interviews sur une petite télé. Le principe est simple : voici des matériaux, voici des outils, faites ce que vous voulez et nous verrons ensuite avec Tadashi si on l’installe et où on l’installe sur la structure de la tour. Le public que nous sommes, ainsi livré à lui-même, peine à trouver l’expérience initiatique qu’il était venu chercher et nous nous retrouvons vite entre nous, l’entièreté de la dimension « collective » du moment retombant sur nos propres épaules.
Première difficulté : « Faites des groupes ! » Deuxième difficulté : « On fait quoi ? » « Amusez-vous, participez, c’est ce qui compte ! »
Durant deux heures, malgré tout sympathiques, les étudiants de Tadashi passent régulièrement voir s’il y a besoin de plus de vis ou si nous avons des questions, mais les échanges s’arrêtent la plupart du temps là. Au final, beaucoup repartent heureux du dépaysement procuré par le fait d’avoir bricolé avec des bouts de bois et d’avoir manié la perceuse pendant une matinée.
Mais nous, on reste sur notre faim... Le partage ici, se limite à une petite place à l’action du public dans l’œuvre physique sans réelle expérience du collectif. Si « la pertinence d’une œuvre réside en effet pour lui dans l’expérience qu’elle génère. » [2], alors on est un peu déçus du décalage entre les promesses qu’offre le discours et la communication autour du projet, ce qu’on connaît de l’œuvre de Kawamata et l’expérience vécue.
Le Buisson Maudit
Les Frères Chapuisat sont des artistes constructeurs, dont les œuvres sont des sortes de sculptures-espaces : Erratique, Métamorphose d’impact, Avant-Post ou encore La Résidence Secondaire. Leurs habitudes sont les suivantes : investir un lieu ou un espace par une construction qui le colonise et le transforme ; proposer au public une expérience de visite hors du commun de ces sculptures praticables ; et enfin créer une installation habitable, qu’ils occupent eux-mêmes pendant la durée de l’exposition et/ou du chantier.
L’abbaye de Maubuisson est un lieu qui accueille des expositions d’art contemporain. Invités à investir cet espace, les Frères Chapuisat ont conçu un parcours aérien, tunnel de bois parcourant l’espace collé au plafond, perché sur des centaines de planchettes à l’apparence fragile. Découvrant les très belles salles de l’abbaye, on commence par slalomer dans une forêt de planches, observant avec curiosité cet intestin de bois dont sortent parfois des cris, des chuchotements et des bruits de pas étouffés. Ensuite c’est la mise en condition pour l’aventure :
Abandonnez vos sacs, mettez-vous pieds nus, buvez un bon coup et on vous explique les consignes pendant que vous attendez votre tour. Un peu effrayés, on y va.
Dedans, on se retrouve dans un univers tout autre, réduit à des parois de bois à quelques centimètres de nous. Tels des spéléologues, on se tortille tant bien que mal, à quatre pattes, sur le ventre, sur le dos. Le parcours est long, incertain, avec des croisements et des culs-de-sac. Au-delà de l’expérience physique se crée une relation particulière avec les gens qui sont, devant ou derrière, dans la même situation. On s’attend, on est obligés de s’adapter au rythme des autres ; on se rassure, on s’encourage, on se moque ; même sans paroles, on perçoit l’état des autres, leur angoisse, leur excitation, leur fatigue. D’en bas, les visiteurs, complices s’ils sont déjà passés par là, sont curieux et interpellés s’ils viennent d’arriver. Par la suite, les visiteurs continueront à comparer leurs vécus, qu’ils se connaissent ou pas.
Pas du tout « participative », l’œuvre fabrique pourtant du collectif, à travers l’expérience partagée du public, et la sensation de groupe qui se crée.
Les Frères Chapuisat sont au départ deux frères, autour desquels s’agrègent des collaborateurs selon les projets. Ce collectif variable au nom de confrérie porte un écho assez drôle dans le cadre de l’abbaye qui hébergeait des moines et des nonnes. Seulement, le « patron » comme il est appelé par tous les autres, c’est bien Grégory Chapuisat, qui construit ainsi une personnalité artistique collective plus qu’individuelle. La vidéo de présentation se termine d’ailleurs par une question posée à tous :
« Il est comment le patron ? » « Il peut être dur, il peut être chiant. » « Il est cool, il a confiance en nous. C’est un bon patron »
Lui maintient que, même si l’œuvre reste la sienne, sa création artistique prend sens et corps dans ce moment d’improvisation collective qu’est la construction. Mais il semble que l’on retrouve bien la figure de l’artiste auteur.
Le Buisson Maudit par valdoise_culture
Maudit collectif ?
Concernant la figure de l’artiste, ces deux œuvres proposent clairement deux modes différents du « faire collectif » : dans un cas un maître et ses élèves, dans l’autre un « patron » et ses frères et sœurs. On y apprend en faisant à la manière de Kawamata ou en vivant et construisant ensemble à la manière d’un compagnonnage artisan.
Concernant le partage de l’œuvre avec le public, soit le visiteur est invité à bricoler sa propre petite pièce à intégrer à l’œuvre et à laisser sa trace, soit il est amené à parcourir et à vivre l’œuvre. Mieux vaut, comme dans le cas des Frères Chapuisat, que l’artiste reste l’artiste et que ce soit son œuvre qui créée une expérience collective chez les visiteurs. En effet, chez Kawamata, le discours qui invite chacun à venir faire comme l’artiste est séduisant (en témoigne l’intérêt des médias pour ce projet), mais au final, le public est livré à lui-même, dans ce rôle artificiel d’artiste bricoleur auquel il n’arrive pas à s’identifier. Dans les deux cas, l’artiste est absent et la rencontre avec le visiteur n’a pas eu lieu. Alors, création, partage, participation, collectif... frères de sang ou faux amis ?
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Pour aller plus loin :
⁃ Une interview de Grégory Chapuisat ;
⁃ Un article du Monde sur Le Buisson Maudit ;
⁃ Des textes sur les Frères Chapuisat ;
⁃ France culture, atelier de création radiophonique autour de Collective Folie ;
⁃ « Potentialités », au sujet de deux projets de Tadashi Kawamata, par Catherine Grout ;
- Un livre : Kinya Maruyama, architecte workshoppeur, Anne-Laure Egg, éditions Actes Sud, 2010 ;
- Tadashi Kawamata est sur Strabic.