Niessen & de Vries
interview exclusive

Propos recueillis par Sophie Cure et Tony Côme le 8 novembre 2012.

Pour clore cette saison hollandaise en beauté, Strabic s’est invité dans l’atelier du célèbre duo Niessen & de Vries discrètement installé dans le sud d’Amsterdam. Tout, tout, tout, vous saurez tout sur les graphistes Richard et Esther !

Strabic : Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Richard Niessen : Après avoir réalisé l’identité visuelle du Tijdelijk Museum, nous venons d’être invités à exposer notre travail dans Schrank8, une vitrine installée dans le salon de Hansje van Halem. On a décidé d’organiser nos projets en fonction d’un abécédaire : A comme Alphabet, B comme Beweging ["mouvement" en hollandais, N.D.L.R.], etc. Et Esther a suggéré de fabriquer une version 3D de notre site Internet avec les mêmes blocs de lettres en noir et blanc. C’est aussi un clin d’œil à l’exposition TM-City organisée à Chaumont en 2007.

Niessen & de Vries TM city overview

Depuis, avez-vous pu remonter cette exposition ?

Oui, il y a maintenant presque un an à Berne. TM-City sera sûrement bientôt visible ailleurs, mais toujours en Europe, logistique oblige : le dispositif est très lourd !

D’ailleurs, pourquoi « TM » ?

À l’époque, j’utilisais l’expression « Typographic Masonry » (« maçonnerie typographique ») pour caractériser ma méthode de travail. J’ai emprunté cette formule à Theodorus Wijdeveld : un architecte hollandais des années 1920, lui-même graphiste et éditeur de la revue Wendingen. Au début du XXe siècle, on composait soit en gravant sur bois soit en lithographiant. Lui, il construisait intégralement ses images avec des caractères mobiles en plomb : des « briques typographiques » en quelque sorte ! Son travail a été exposé en 2003 à La Haye, j’ai été très impressionné. Mes recherches sont vraiment proches des siennes : certaines de mes affiches ressemblent vraiment à des buildings…

Niessen & de Vries Aegean Windows, 2010

D’où le choix du modèle urbain…

En effet ! Je cherchais une métaphore pour organiser tous mes projets. Alors que je traversais Amsterdam à vélo, j’ai eu cette idée :

Si certains de mes travaux ressemblent à des buildings, alors ensemble ils forment une ville.

Je suis rentré chez moi et j’ai immédiatement commencé à dessiner des façades, à organiser mes projets en quartiers, à inventer des rues dont les noms reprenaient mes principales sources d’inspiration.

Depuis Chaumont, avez-vous imaginé de nouveaux quartiers, de nouvelles rues ?

À Berne, alors que je donnais une conférence sur mes derniers projets, je me suis rendu compte que ma ville n’était plus à jour. J’ai des plans pour créer de nouveaux quartiers à partir de la même structure mais c’est peut-être une solution de facilité… Certes, TM-City est un système d’exposition autonome et itinérant, pensé dans ses moindres détails : sacs de rangement dessinés par Esther, plans de montage à la IKEA, catalogue et invitations… Mais, avant tout, elle a été pensée pour la chapelle de Chaumont. En fait, aujourd’hui, il faudrait plutôt construire une nouvelle ville. J’attends la prochaine proposition d’exposition pour décider.

Niessen & de Vries TM-City Stedelijk Museum Amsterdam, 2007

Outre Wijdeveld, quels sont vos principaux mentors, vos maîtres ? Par exemple, cette affiche perforée de Munari dans votre atelier… Est-ce une de vos icônes ?

J’ai découvert Bruno Munari assez tard, mais oui, c’est une source d’inspiration inépuisable. Son livre Far Vedere l’Aria me fascine. J’ai oublié de lui dédier une rue dans TM-City mais je me rattraperai dans la prochaine ville.

Le graphiste Bas Oudt a également joué un rôle majeur. C’était mon professeur à la Rietveld Academie et j’ai fait un stage dans son studio en 1994. Ce que j’ai appris de lui, c’est d’abord une attitude, une manière particulière de considérer le graphisme et surtout d’en parler. Il interrogeait ce qu’il se passe concrètement lorsque quelqu’un attrape, lit, manipule un livre ou un tract. Il pensait aussi à la vie de l’image au-delà de son impression : que se passe-t-il si le papier vient à être sali ou à changer de teinte ? On raconte qu’il avait imprimé un calendrier à l’encre blanche sur un papier blanc qui, jaunissant au fil du temps, laissait apparaître progressivement l’image. Je ne sais pas si c’est une légende mais en tout cas il faut penser à ce genre de choses.

Niessen & de Vries Op basis van Bas Oudt, publication collective en hommage à Bas Oudt, 2009

Comment vous partagez-vous les commandes avec Esther ?

Il y a toujours des clients qui viennent spécialement pour le travail d’Esther et d’autres pour le mien. Au début, nous réalisions la plupart des projets ensemble. Mais, c’était un peu bizarre, c’était comme conduire une voiture à deux volants : on se freinait mutuellement. Mais maintenant, on se partage de plus en plus le travail, c’est beaucoup plus clair : soit on fait un projet « à la Esther » soit un projet « à la Richard ». Je la connais assez pour pouvoir faire un projet « à la Esther » et réciproquement.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’un projet « à la Esther » ?

Esther se distingue vraiment dans la conception de livres, dans la composition. Elle sait raconter des histoires à travers les images. Ouvrez la monographie consacrée à son père, le sculpteur Auke de Vries : Esther a vraiment réussi à rythmer la lecture alors que, sur plus de 400 pages, la mise en page des images n’est basée sur aucune grille.

Niessen & de Vries

Si Esther vient d’une famille d’artistes, de ton côté, comment as-tu su que tu voulais être un graphiste ?

Je m’en souviens très précisément. À 15 ans, je suis allé à une exposition de Joost Swarte, un dessinateur de BD qui créait aussi beaucoup de typographies Art déco. J’étais un grand fan. J’ai moi aussi eu envie de faire ce genre de choses. Dans sa biographie, il était écrit qu’il avait étudié le graphisme. Alors après le lycée, j’ai postulé à la Rietveld Academie. Quand les professeurs m’ont demandé pourquoi je voulais intégrer cette école, j’ai trouvé la question étrange car à cette époque je n’en connaissais aucune autre ! J’étais très naïf et je n’avais pas de plan B. Heureusement, ils m’ont accepté.

C’est dans cette école que tu as rencontré Harmen Liemburg, ton premier collaborateur ?

Je l’ai rencontré quand il présentait son diplôme. Moi, j’avais déjà fini mes études. Un professeur m’avait conseillé de jeter un œil sur son travail. C’était un des rares à utiliser des surimpressions de couleurs en sérigraphie. Entre nous, le courant est tout de suite très bien passé. Quelqu’un quittait l’atelier où je travaillais, il est venu le remplacer.

Aujourd’hui, que reste-il des « Golden Masters », votre duo ?

Harmen, m’a fait découvrir la sérigraphie. Grâce à lui, j’ai pu faire moi-même des tirages, notamment pour le groupe de rock dans lequel je jouais à l’époque. Harmen connaissait aussi beaucoup de gens. Il a tout de suite travaillé sur de bons projets auxquels j’ai pu collaborer. Il m’a vraiment aidé à prendre le graphisme au sérieux.

Tous les deux, nous étions comme sur une île.

Nous étions dans notre monde : couleurs fluo, argentées, dorées, formes et papiers étranges… À ce moment-là, certains designers suisses ou les Français M/M commençaient à faire des choses un peu plus délirantes mais ça restait très confidentiel en Hollande, pays de l’Helvetica ! On s’amusait beaucoup, on organisait nos propres événements dont on faisait nous-mêmes les affiches et les flyers. Avec Harmen, j’ai découvert qu’on n’avait pas à suivre les règles des autres pour créer. Par la suite, Harmen s’est mis à travailler plus comme un artiste, en fabriquant des images autosuffisantes. De mon côté, j’étais plus attiré par la typographie, par les systèmes graphiques, les jeux d’impression...

Niessen & de Vries Tijdelijk Museum, 2012

À ce propos, peux-tu nous parler de ta relation avec les imprimeurs ?

À part le sérigraphe Kees Maas qui imprime la plupart de mes affiches et qui est lui-même artiste, la majeure partie des imprimeurs croient bien connaître le travail des graphistes. Ils pensent connaître le « vrai art » mais les exemples qu’ils en donnent sont terribles ! Ils vous montrent avec fierté un livre qu’ils viennent de réaliser et c’est toujours affreux. Ce sont des gens étranges… Pas les techniciens derrière les machines, mais leurs patrons.

Même l’imprimeur qui met en forme ton magazine 1:1:1 ?

Oui, lorsqu’il critique ou suggère quelque chose, je n’en tiens pas compte. C’est tout le contraire avec Kees qui me fait me poser de vraies questions. Lors de l’impression du numéro consacré aux stylistes Klavers & van Engelen, il s’est tout de même passé quelque chose d’intéressant. On voulait imprimer une encre mate sur un papier brillant. Les imprimeurs ont fait des tests avec un reste d’encre, le résultat était vraiment étrange… Quelque chose n’allait pas, l’encre était trop vieille mais l’effet nous plaisait. On a donc fait de nombreux essais pour le reproduire. Les imprimeurs étaient très coopératifs. Ils aiment ce genre de défis.

Niessen & de Vries

D’ailleurs, tu archives toutes ces tentatives dans ce que tu appelles des « process books ». Pourquoi toujours garder ces traces, ces étapes intermédiaires, ces ratés ?

Je conçois d’abord ces dossiers pour mes clients. Je pourrais aussi faire une planche de présentation contrecollée sur du carton, l’installer dans une salle de réunion et en parler longuement. Mais je ne sais pas faire ça. Du premier croquis à la finalisation, je peux immerger les clients dans le processus de conception. Je ne prépare pas un show mais je les conduis pas à pas jusqu’au résultat final, ils en sont plus facilement convaincus.

Imagines-tu les montrer un jour, les exposer ?

Ils viennent d’être présentés dans une exposition en Chine. Je les montre également lors de mes conférences ou lorsque des étudiants viennent visiter notre atelier. Jeter toute cette matière serait du gaspillage d’un point de vue créatif : très souvent, je reviens y puiser des idées laissées sans suite. Et puis, les gens aiment bien ces objets qui racontent une histoire, ces pavés dont l’épaisseur incarne le temps passé sur un projet.

Encore une autre sorte de briques pour ton projet de maçonnerie ! À ce propos, n’es-tu pas engagé dans un « vrai » projet architectural ?

Si, le Nautilus. C’est un projet d’habitat social censé permettre à des gens comme nous d’acheter un logement à Amsterdam sans se ruiner. On cherche actuellement à monter un partenariat avec une société HLM.

Quel est ton rôle dans ce projet ? Ton implication va au-delà du graphisme, non ?

Le projet a été initié par un architecte hollandais spécialisé dans la participation. Mais maintenant, je suis le principal porteur du projet. Je veux vraiment y vivre d’ici deux ans. Il y aura un théâtre, un gîte, un jardin partagé, une terrasse et une grande salle d’exposition. Depuis longtemps, je rêve d’un espace uniquement dédié au graphisme à Amsterdam. Étonnamment, il n’y en a pas encore. Si j’habite sur place, ce sera facile d’organiser la vie de ce lieu.

Niessen & de Vries nautilus poster

Pourquoi avoir déjà réalisé une affiche ?

C’est un projet de longue haleine. Je savais que, pendant trois ans, aucune représentation n’allait être possible : rien de tangible, rien qui ne puisse fédérer les quarante-deux familles engagées dans cette aventure. Avant que quelqu’un le fasse à ma place, j’ai réfléchi à une identité, à une sorte de langage secret qui nous réunirait tous. J’ai par exemple inventé une série de drapeaux à hisser en haut du bâtiment lors des anniversaires !

D’une certaine manière, ce poster est la première pierre du bâtiment…

Oui, tout à fait !

Niessen & de Vries nautilus flag

texte : creative commons - image : © Niessen & de Vries

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