L’affiche est un scandale visuel
Cassandre et Raymond Savignac : interview post-mortem

Interview composée par Sophie Cure et Charles Beauté

Inaugurée mi-janvier à Paris, la troisième édition de la Fête du graphisme a été agitée par une vive polémique. L’affiche sélectionnée pour annoncer l’événement, pour beaucoup, ne semblerait pas à la hauteur. Elle ne remplirait pas le contrat… Afin de tirer au clair cette affaire, Strabic s’en est remis aux grands affichistes du XXe siècle. Nous avons sauté dans notre DeLoréan et nous avons décidé d’aller interroger Adolphe Mouron, dit A.-M. Cassandre. Le maître nous a reçus en compagnie de son disciple, Raymond Savignac, qui lui aussi avait son mot à dire. Interview croisée depuis l’au-delà.



⦿ Strabic : Qu’est-ce qu’une bonne affiche selon vous ?

Cassandre, interview de Georges Charensol sur France Inter en 1948, rediffusée dans l’émission Le Grand Bain, France Inter, 15/02/2014.

Cassandre : Je crois que l’affiche d’aujourd’hui s’est définie elle-même par la nature du public auquel elle doit s’adresser. Elle s’adresse, je ne vous l’apprendrai pas, à un homme qui est avant tout distrait, l’homme de la rue. Elle doit forcer son regard, un regard qui ne la cherchera jamais. Par conséquent, elle doit avoir une puissance d’appel très brutale, qui échappe à toutes règles même esthétiques…

Raymond Savignac, « Remarques sur l’affiche », Caractère Noël , 1951.

Raymond Savignac : Oui, l’affiche est un scandale visuel. On ne la regarde pas : on la voit. C’est la loi d’optique qui détermine sa forme. Sa lecture doit être instantanée. En une fraction de seconde l’homme de la rue doit percevoir ce qu’elle veut dire. Ses qualités esthétiques sont secondaires pour ne pas dire superflues.
La bonne affiche crève le mur, comme un grand acteur crève l’écran. Tous les moyens lui sont bons pour parvenir à ce but : le lyrisme, la pirouette, l’érotisme, le sanglot, la mystification, le chantage, le cynisme, etc. Tout, hormis la pudeur. Son allure tapageuse et provocante, son maquillage violent sont tellement outranciers qu’ils dépassent de très loin les limites du mauvais goût et lui donnent parfois du style.


⦿ Une bonne affiche pourrait donc être de mauvais goût ?!

Ibid.

RS : Avez-vous songé aux affreux papiers peints à l’aniline qui hurlent dans certains appartements ? Dans les maisons en démolition, sous le ciel, ils deviennent ravissants.

Il y a d’ailleurs une chose bien plus affreuse que le mauvais goût : c’est le bon goût. Neuf cent mille personnes à Paris sont farcies de bon goût. Soixante revues hebdomadaires le déversent à profusion. La radio en donne des recettes quotidiennes, etc. Il en résulte une monotonie déprimante, un affadissement de l’expression et du langage qui s’opposent à la personnalité, à la fantaisie, à la vie, et transforme de braves et bons humains en singes savants. C’est ce qu’on appelle la mode.

L’affiche c’est l’anti-mode.


⦿ Cassandre, vous avez d’abord étudié la peinture à l’Académie Julian. Pourquoi vous en être détourné au profit de la publicité ?

Mémento-Feuilles Mortes, journal intime de l’artiste, 1960.

C : Si j’ai toujours préféré l’aventure que m’offraient l’industrie, ses métiers, le théâtre, c’est que j’espérais qu’en eux je trouverais encore un peu de vie, cette vie que je ne pouvais plus rencontrer dans les cimetières des marchands de tableaux, des « Salons », et des musées.

Cassandre, entretien avec Pierre Andrin, « Les Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. A.-M. Cassandre. » L’Affiche, n°24, décembre 1926.

De plus en plus la peinture évolue vers le lyrisme individuel, vers une œuvre purement poétique et non picturale au sens classique du terme. Tout au contraire, l’affiche tend vers un art collectif et pratique, s’efforce d’éliminer toutes les particularités propres à l’artiste, tous ses tics, toutes les marques de sa « patte ».

L’affiche n’est pas, ne doit pas être, comme le tableau, une œuvre que sa « manière » différencie à première vue, un exemplaire unique destiné à satisfaire l’amour ombrageux d’un seul amateur plus ou moins éclairé ; elle doit être un objet de série reproduit à des milliers d’exemplaires, tel un stylo ou une automobile, et destiné tout comme eux à rendre certains services d’ordre matériel, à remplir une fonction commerciale.

Raymond Savignac, « Remarques sur l’affiche », op. cit.

RS : Au contraire, un tableau, une gravure, un dessin sont des œuvres qui favorisent la tendresse et la méditation. On les regarde, on les estime, on les étudie, on vit avec au point de ne plus les voir. On ne peut vivre avec une affiche. C’est essentiellement une passade. Mais il est des passades qui laissent des bons souvenirs et de nombreux personnages d’affiches chantent encore dans nos mémoires : Bibendum, le Pierrot Thermogène, Nectar, Dubo-Dubon-Dubonnet, etc. sont nos monstres familiers et remplacent les mythes d’antan.

Affiche pour le vin tonique Dubonnet, Cassandre, 1935.




⦿ Ces personnages, ces figures populaires que vous mettez en scène l’un et l’autre dans vos affiches sont très simplifiés, parfois schématiques. Pouvez-vous nous expliquer ce choix graphique ?

Cassandre, entretien avec Pierre Andrin, « Les Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. A.-M. Cassandre. » op. cit.

C : Toujours plus sensible à la forme qu’à la couleur, à l’ordonnance des choses qu’à leur détail et, pour reprendre la pensée pascalienne, à l’esprit de géométrie qu’à l’esprit de finesse, je me trouverais, au titre de la peinture, en état d’infériorité. Mais en tant qu’affichiste, cette prédisposition me met singulièrement à l’aise. Car vouée à la rue, l’affiche doit s’incorporer aux masses architecturales, meubler des façades de plus en plus étendues, animer non seulement quelques palissades et quelques maisons mais d’énormes cubes de pierre, voire des quartiers immenses.

Raymond Savignac, « Remarques sur l’affiche », op. cit.

RS : Et pour qu’elle se voie, il faut dessiner gros, ce qui ne veut pas dire grossièrement, gros comme Guignol qui a du style et n’est jamais vulgaire.
La couleur joue comme élément attractif ou sentimental. Le délicat rapport de ton, la subtilité, la suggestion ne sont pas pour elle. Dans la rue, au milieu de la couleur, de la lumière, du mouvement, ces choses sont invisibles.
L’affiche est aussi un message, un dessin sans légende : le croquis qui remplace le long discours. Son dessin ne peut être considéré comme une fin en soi. Il n’est qu’un moyen, qu’un véhicule qui transporte l’Idée et la projette violemment.
Le dessin étant un véhicule, il ne tend pas à être la représentation exacte d’une figure ou d’un objet. Il est entièrement soumis aux nécessités de l’expression ou de l’invention. Il peut être déformé jusqu’à la caricature mais doit toujours garder sa simplicité schématique sans laquelle il serait illisible.

À gauche, affiche pour le verre Triplex, Cassandre, 1935.
À droite, affiche pour Perrier, Raymond Savignac, 1951.



⦿ Cassandre, vous ne cachez pas votre admiration pour l’Art Moderne, certains ont même qualifié vos affiches de cubistes…

Cassandre, entretien avec Pierre Andrin, « Les Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. A.-M. Cassandre. » op. cit.

C : En effet, elles le sont, en ce sens que ma méthode est essentiellement géométrique et monumentale. L’architecture, l’art que je préfère à tous les autres, m’inspira l’horreur des particularités déformantes et l’amour des vastes surfaces qu’une nudité impersonnelle prédestine à la grande fresque publicitaire.



⦿ Pouvez-vous nous parler de votre méthode de travail ?

Ibid.

C : Fidèle à ma méthode géométrique ou, plus exactement, architecturale, je m’efforce du moins d’assurer à mes affiches un « plancher des vaches » indéformable. C’est sur ce plancher que travaille mon dessinateur. Je lui interdis la mise au carreau. Je lui donne un module qui se répète et rythme la composition toute entière. C’est en quelque sorte la clef du système. Mon collaborateur n’est qu’un docile exécutant. Je ne lui abandonne, bien entendu, ni le choix, ni la figuration, ni la mise en place de la lettre.

Ce qui manque essentiellement ce sont des équipes d’auxiliaires homogènes et bien entraînées, comme en utilisaient les maîtres du Moyen-Age. L’heure n’est guère plus propice, hélas ! à la création ou plutôt à la résurrection d’un artisanat dont le XIIIe siècle nous offre l’archétype. [...] Faute de subalternes experts et convaincus qui matérialiseraient la pensée de l’artiste et lui laisseraient le soin de mettre, ici et là, quelques touches suprêmes, la grande peinture publicitaire ne saurait actuellement se développer chez nous. En lithographie même, la plupart de nos traducteurs nous trahissent. Pour parer aux déperditions et aux altérations immanquables, il nous faudrait travailler nous-même sur la pierre. Mais quel dieu nous fera ces loisirs ?



⦿ Qu’attendez-vous alors des outils de création et d’impression du futur ?

Ibid.

C : Nos moyens actuels ne correspondent nullement aux nécessités nouvelles et le papier lithographié, matière livresque et non murale, n’est plus à l’envergure de telles perspectives. En 1926, le 80 x 120 n’est plus qu’une carte de visite et nous ne faisions plus que prolonger vainement Daumier avec de simples estampes agrandies.
Il nous faudrait à présent des procédés moins étriqués, qui ne nous maintiendraient pas captifs entre les mêmes étroites ornières. Déjà appliquée avec succès à la carrosserie automobile, la peinture pulvérisée fournira peut-être la solution à cet inquiétant problème.

Tracés de composition / Affiche pour Pivolo, Cassandre, 1924.




⦿ Vous avez chacun conçu des dizaines d’affiches. Que se passe-t-il lorsque vous recevez une nouvelle commande ? Quel est votre point de départ ? Comment l’étincelle s’allume-t-elle ?

Ibid.

C. : C’est le texte, c’est la lettre qui, chez moi, met en branle le mécanisme de la création mentale, qui provoque l’association d’idées génératrice des formes plastiques.
Pour PIVOLO, par exemple […], c’est le conseil du célèbre pilote instructeur : « Et puis vole haut ! », popularisé dans toutes les écoles d’aviation et déformé en « Pivolo », dont j’ai tiré, par voie de calembour (pie vole haut) l’oiseau noir et blanc que j’ai schématisé afin de symboliser le nouvel apéritif. Un engrenage verbal m’a entraîné jusqu’à la formule, à la fois esthétique et publicitaire à laquelle le grand public a bien voulu, dès son apparition, vouer une efficace sympathie.

Raymond Savignac, « Remarques sur l’affiche », op. cit.

RS : Je pars généralement d’une association de deux idées que je fonds en une seule. Ainsi, pour « MONSAVON AU LAIT », j’ai pensé tout bonnement à un savon pour MONSAVON et à une vache pour le lait. J’aurai donc pu mettre en surimpression un savon sur une vache ou inversement : le comble de la platitude.
Un peu comme si Christophe Colomb avait employé un coquetier pour faire tenir son œuf. L’étincelle, ça a été de supprimer le coquetier. Dans mon cas, c’était de relier ces deux images si lointaines par un élément qui allait donner vie et logique à mon affiche. Le lait qui coule des pis et se transforme en savon fut le lien qui la rendit évidente.

Affiche Mon Savon, Raymond Savignac, 1948.



Ibid.

L’idée, c’est le sel de l’affiche. C’est elle qui la rend vivante, gaie ou tragique, spirituelle ou inepte. La forme touche la rétine, l’idée pénètre le cerveau et le cœur. L’idée, c’est l’Œuf de Colomb.


⦿ On retrouve, dans vos affiches respectives, cette propension à jouer avec les mots et les images en maniant habilement la rhétorique. Raymond Savignac, à l’image de l’affiche « Mon Savon » que vous venez d’évoquez, vous utilisez souvent la métonymie pour provoquer des situations absurdes et humoristiques…

Ibid.

RS : Si je m’exprime par gags, boutades, pirouettes, si mes affiches sont des clowneries graphiques, c’est tout d’abord parce que j’aime ça, ensuite parce que le public s’ennuie tellement dans son train-train quotidien que je considère que l’affiche a le devoir de le divertir.

Affiche pour l’apéritif Cinzano, Raymond Savignac, 1951.



⦿ Cassandre, vous n’hésitez pas à jouer avec les mots et leur sonorité. Votre tryptique pour les apéritifs Dubonnet et l’allitération de son célèbre slogan-ritournelle Dubo, Dubon, Dubonnet résonne encore aujourd’hui. La lettre occupe une place fondamentale dans vos affiches, sur le même plan que l’image.

Cassandre, entretien avec Pierre Andrin, « Les Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. A.-M. Cassandre. » op. cit.

C : En effet, trop longtemps méconnue ou sous-estimée de nos prédécesseurs, la lettre joue dans l’affiche un rôle capital. C’est la grande vedette de la scène murale puisqu’elle, et nulle autre, est chargée de dire au public la formule magique qui fait vendre. Il importe que l’affichiste commence toujours par le texte et le campe, autant que faire se peut, au centre de sa composition. C’est autour du texte que doit tourner le dessin et non inversement.
Car l’affiche n’est pas un tableau. C’est avant toute chose un mot. C’est le mot qui commande, qui conditionne et anime toute la scène publicitaire. Ce mot autour duquel tous les éléments graphiques s’ordonnent, ce mot a seul le pouvoir de donner à l’affiche son unité et sa signification.

Affiches pour le vin tonique Dubonnet, Cassandre, 1932.

Cassandre, texte portant la mention : « Envoyé à M. Stahly le 11.03.35. »

Image liée à un mot, le but d’une affiche est de créer autour de cette image-mot, une série d’associations d’idées très simples et des associations d’idées qui ne sauraient être oubliées. Il lui faudra donc provoquer chez le spectateur bien plus qu’une sensation visuelle fugitive, une émotion, consciente ou inconsciente, en tout cas obsédante.

Sans ce pouvoir d’émotion, l’affiche ne saurait être qu’une femme sans sex-appeal.

Cassandre, entretien avec Pierre Andrin, « Les Maîtres d’hier et d’aujourd’hui. A.-M. Cassandre. » op. cit.

Autrefois, on campait la lettre après coup, au petit bonheur, soit en surcharge, diagonalement ou transversalement, soit dans quelque propice encoignure. Il n’en va plus ainsi. La primauté de la lettre s’affirme chaque jour davantage et je me flatte d’y avoir contribué selon mes forces.


⦿ Vous avez d’ailleurs vous-même dessiné des caractères typographiques.
Dans l’affiche pour le train Nord-Express (1927), les lettres géométriques (qui préfigurent le Bifur que vous avez conçu quelques années plus tard) sont même totalement integrées à la locomotive, en contrepoint des cylindres et pistons. Pourquoi utilisez-vous essentiellement des linéales en capitales dans vos affiches ?

Ibid.

C : Mes convictions n’ont jamais varié. Je n’ignore pas que la science expérimentale vient de conclure contre les capitales en faveur des « bas de casse », plus lisibles que les premières. Mais je reste indéfectiblement attaché aux majuscules. Selon moi, la minuscule n’est qu’une déformation manuelle de la lettre monumentale, une abréviation, une altération cursive imputable aux copistes.
Ma conception architecturale de l’affiche devait nécessairement orienter mes préférences, non vers une parodie de l’inscription, mais vers un produit de l’équerre et du compas, vers la lettre primitive, la lettre lapidaire, celle des Phéniciens et des Romains, la vraie, la seule substantiellement monumentale.

Affiche pour le Nord-Express, Cassandre, 1927.



⦿ Avec les années de recul que vous avez aujourd’hui, quelles conditions estimez-vous nécessaires à la bonne réalisation d’une commande ?

Ibid.

C : Liberté absolue dans le choix des moyens appropriés à la solution d’un problème publicitaire : telle est, à mon sens, la faveur suprême qui puisse être accordée à un affichiste. Si, de nos jours, le jeune peintre est réduit en esclavage par les marchands de tableaux, ses Mécènes, mais en même temps ses tyrans et ses bourreaux, l’affichiste, lui, est asservi aux préjugés et aux lubies du client qui, de suppressions en additions, arrive à défigurer totalement la maquette initiale.

Il faut évidemment tenir compte des contingences commerciales. Il faut reconnaître aussi qu’au cours d’un entretien avec l’annonceur peut jaillir à l’improviste le mot fécond qui engendrera l’association d’idées créatrices du système définitif. Mais avant d’arriver au terme du voyage, que de colis égarés et que d’excédents de bagages !

Ce ne fut pas le cas de mon affiche l’Intransigeant celle où je crois avoir donné ma pleine mesure. Car M. Bailby, après m’avoir indiqué le thème général de l’« information », m’a laissé, pour le traiter, une indépendance totale.

Non seulement je n’ai souffert d’aucune entrave, mais je puis dire que cette œuvre a passé sans la plus légère retouche, de mon cerveau aux flancs des camionnettes qui la vulgarisent à travers Paris et la banlieue.


Affiche pour le quotidien l’Intransigeant, Cassandre, 1925.




⦿ Quels conseils donneriez-vous aux jeunes designers d’aujourd’hui ?

Ibid.

C : Chaque affiche est une expérience nouvelle à tenter, ou plutôt une nouvelle bataille à livrer, à gagner. Le succès n’attend pas celui qui cajole doucereusement les badauds. Le succès est à celui qui conquiert le public « à la hussarde » ou plutôt, passez moi ce terme soldatesque, qui le viole.

Raymond Savignac, « Remarques sur l’affiche », op. cit.

RS : Les idées ne sont pas ce qu’un vain public pense : ça ne pousse pas tout seul. On ne les trouve pas en promenade, dans l’alcool ou les désespoirs d’amour. Il faut les chercher et parfois, bien longuement, bien laborieusement. Ça demande du « jus de cervelle ». Stravinsky, je crois, disait : « l’Inspiration, c’est comme les enfants : il faut la mettre au pot tous les matins. »

Images © Mouron Cassandre: www.cassandre.fr / © Raymond Savignac

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